Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0147
Nous avons été, cette nuit, singulièrement troublés par une aventure dont malheureusement je n’ai pu goûter le grotesque puisque j’étais endormi et qu’au moment où cela s’est passé, je rêvais. Un beau rêve : j’étais sur le bord de la mer sur de hautes falaises, dans une grotte tapissée de varech et de fucus. Je n’ai pas entendu le bruit qu’on faisait. On a volé chez mon beau-frère, et des voisins sont venus nous avertir avec des lanternes, des cannes et des parapluies pour leur servir de défense. Mon beau-frère couchait chez nous ; sa petite fille est malade et il n’y avait chez lui que son domestique, lequel, dans sa frayeur, a été tellement bouleversé qu’il a cassé un carreau et a voulu se jeter par la fenêtre. C’était, à ce qu’il paraît, fort drôle. Le pauvre diable n’est pas brave ; il était fou de terreur. Il y a des natures réjouissantes, n’est-ce pas ? Tout le monde ici était encore préoccupé de cela. On a enlevé une pendule et divers objets qu’on a retrouvés ensuite dans le jardin. Je regrette bien qu’on ne m’ait pas éveillé, non pas pour voir le misérable (style de journaux), que personne n’a vu, mais pour considérer un peu la mine bête des gens qui le cherchaient. J’ai manqué là un beau tableau. C’est le second que je perds de ce genre. En Corse, nous avions pour guide le chef des voltigeurs. Un jour, nous entendîmes tout à coup deux coups de feu qui semblaient dirigés vers nous. Notre homme, qui avait affaire, par sa place, avec tous les bandits du pays, en fut convaincu à l’instant et il nous dit de nous tenir à distance et de marcher derrière lui. Il s’avança, la carabine en joue et le doigt sur la gachette. Nous le suivions à dix pas, tenant nos chevaux par la bride. Cela dura ainsi dix minutes, et nous ne vîmes rien du tout. C’est une des plus grandes mortifications que j’aie éprouvée. Je ne suis pas d’une complexion héroïque, mais le danger me plaît assez ; il m’amuse, c’est tout dire. Cette nuit, il n’y avait de danger que de gagner un rhume et je n’en attrape jamais.
Tout ici va mal, ma nièce est malade, elle vomit, comme son grand-père, comme sa mère ; elle suivra peut-être le même chemin qu’eux ; je m’y attends. Cet enfant ne vivra pas vieux, je crois ; elle a été entourée à son berceau de trop de larmes et de trop de baisers désespérés. Cela porte malheur aux gens que de trop les aimer. Enfin, que Dieu fasse comme il voudra ! Si cela doit être, ce sera. Du jour où mon père a été atteint, j’ai vu de suite trois enterrements. Il y [en] a déjà deux de passés ; dans un temps plus ou moins éloigné il y en aura un autre, et celui-là, je le souhaite, c’est celui de ma mère. Ce qu’il y a de bon, c’est que je [le] lui ai dit. Elle m’a compris et m’a su de la reconnaissance pour ce désir homicide. Nous sommes, elle et moi, fort inquiets, et nous ne le disons à personne, de l’état de mon beau-frère. Le chagrin l’a tellement brisé, ce pauvre garçon, que nous croyons qu’il se dérange. Sa tête n’y tiendra pas. Tout cela finira encore assez mal.
Que me disais-tu donc dans ta lettre d’hier ? Encore des reproches ! Pourquoi ne veux-tu pas venir ? Toujours ! Je suis tiraillé par tout le monde, tout le monde pèse sur moi, moi qui ne pèse sur personne. À peine si je puis retrouver ma personnalité dans le chaos de douleurs contraires qui m’assiègent.
Je t’aurais écrit hier soir une longue lettre en réponse à la tienne (ce sera pour demain), si je n’avais été à Rouen chercher mon frère pour ma nièce. Je répondrai à toutes tes questions, mais sois satisfaite de suite sur un point, c’est que « je ne presse aucune autre femme dans mes bras », suivant ton expression, — aucune. Je peux vivre comme cela pendant des années. Le temps est loin où je me faisais un devoir d’aller régulièrement passer la nuit de la Saint-Sylvestre chez les filles pour inaugurer l’année. Encore dans ce temps-là c’était plutôt une manie que l’attrait du plaisir […]. J’ai trouvé la fameuse comparaison du bibliophile d’assez mauvais goût. Il posait, en disant cela, et parlait pour lui. On fait toujours de belles phrases quand on donne le bras à une jolie femme. Il n’est pas difficile de se faire passer pour un homme à grands sentiments quand on sait très bien qu’on ne vous en demandera pas la preuve.
Adieu, ma toute chérie ; à demain une plus longue épître.