Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0127
Je ne pourrai t’écrire demain, chère bien-aimée, ni peut-être après demain ; mais vendredi au plus tard (je tâcherai que ce soit jeudi), tu recevras de moi une longue lettre.
Nous partons demain matin (je ferai en sorte que ce ne soit qu’après l’arrivée du facteur), pour un petit voyage, à neuf lieues d’ici, d’où nous ne reviendrons que mercredi dans la nuit. Nous allons visiter quelques anciennes abbayes gothiques, Jumièges où est enterrée Agnès Sorel, Saint Wandrille, etc. Je penserai à toi pendant ce voyage, je te regretterai. Si tu savais comme mes jours sont longs et comme mes nuits sont froides maintenant, veuves qu’elles sont de toute félicité d’amour !
Je ne fais rien, je ne lis plus, je n’écris plus, si ce n’est à toi. Où est ma pauvre et simple vie de travail d’autrefois ? Je dis autrefois parce que c’est déjà loin. Je ne la regrette pas, parce que je ne regrette rien. Cela comme tu le dis est dans mon système. Si c’est arrivé, c’est que cela devait être. Et puis je goûte dans ta pensée tant de douceur, je retourne avec un charme si profond ton souvenir dans mon cœur ! Vingt fois par jour je te replace sous mes yeux avec les robes que je te connais, les airs de tête que je t’ai vus. Je te déshabille et te rhabille tour à tour. Je revois ta bonne tête à mes côtés sur mon oreiller. Ta bouche s’avance, tes bras m’entourent… Qu’importe ! Ce n’est pas là le meilleur de notre amour ; ce n’est que la saulce comme dirait Rabelais ; la viande c’est ton âme.
Tu as pleuré la première fois mercredi ; tu croyais que je n’étais pas heureux ; était-ce vrai ? Oui je l’étais, comme je ne l’ai pas été, tout autant que je peux l’être. Je le serai plus encore, car je t’aime de plus en plus. Je voudrais te le redire toujours, te le prouver sans cesse.
Adieu, mille baisers partout ; à toi celui que tu aimes et qui t’aime.