Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0126

Louis Conard (Volume 1p. 263-267).

126. À LA MÊME.
[Dimanche, 23 août 1846.]

Quand le soir est venu, que je suis seul, bien sûr de n’être pas dérangé, et qu’autour de moi tout le monde dort, j’ouvre le tiroir de l’étagère dont je t’ai parlé et j’en tire mes reliques que je m’étale sur ma table ; les petites pantoufles d’abord, le mouchoir, tes cheveux, le sachet où sont tes lettres ; je les relis, je les retouche. Il en est d’une lettre comme d’un baiser, la dernière est toujours la meilleure. Celle de ce matin est là, entre ma dernière phrase et celle-ci qui n’est pas finie ; je viens de la relire afin de te revoir de plus près et de sentir plus fort le parfum de toi-même. Je rêve à la pose que tu dois avoir en m’écrivant et aux longs regards vagues que tu jettes en retournant les pages. C’est sous cette lampe qui a donné sa lumière à nos premiers baisers, et sur cette table où tu écris tes vers. Allume-la le soir, ta lampe d’albâtre ; regarde sa lueur blanche et pâle en te ressouvenant de ce soir où nous nous sommes aimés. Tu m’as dit que tu ne voulais plus t’en servir. Pourquoi ? Elle est quelque chose de nous. Moi je l’aime.

J’aime tout ce qui est chez toi ou à toi, tout ce qui t’entoure et te touche. Sais-tu que je suis tout dévoué à M. et Mme Ségalas qui étaient là, et même à ce bon bibliophile dont la visite prolongée m’agaçait les nerfs. Pourquoi ? Qui le dira ? C’est l’effet de la joie que j’avais ; elle débordait de moi et retombait presque sur les indifférents et sur les choses inertes. Quand on aime, on aime tout. Tout se voit en bleu quand on porte des lunettes bleues.

L’amour, comme le reste, n’est qu’une façon de voir et de sentir. C’est un point de vue un peu plus élevé, un peu plus large ; on y découvre des perspectives infinies et des horizons sans bornes.

Mais par derrière ! par derrière ! détourne la tête ! Voilà ce que les femmes ne veulent pas s’entendre dire ; voilà ce qui t’afflige de moi, c’est ce mot. Ne me crois donc pas dur si je suis sage ; ne me juge pas froid parce que je suis prudent, et surtout, ma pauvre chérie, que ton cœur ne me calomnie pas de ce que, peut-être, je suis bon. Sais-tu que tu es cruelle ? Tu me reproches de ne pas t’aimer, et tu en tires toujours l’argument de mes départs. C’est mal. Puis-je rester ? Que ferais-tu à ma place ?

Tu me parles toujours de tes douleurs ; j’y crois, j’en ai vu la preuve ; je la sens en moi, ce qui est mieux. Mais j’en vois une autre douleur, une douleur qui est là, à mon côté, et qui ne se plaint jamais, qui sourit même et auprès de laquelle la tienne, si exagérée qu’elle puisse être, ne sera jamais qu’une piqûre auprès d’une brûlure, une convulsion à côté d’une agonie. Voilà l’étau où je suis. Les deux femmes que j’aime le mieux ont passé dans mon cœur un mors à double guide, par lequel elles me tiennent ; elles me tirent alternativement, par l’amour et par la douleur. Pardonne-moi si ceci te fâche encore. Je ne sais plus que te dire, j’hésite maintenant ; quand je te parle, j’ai peur de te faire pleurer, et quand je te touche, de te blesser.

Tu te rappelles mes caresses violentes, et comme mes mains étaient fortes ? Tu tremblais presque ! Je t’ai fait crier deux ou trois fois. Mais sois donc plus sage, pauvre enfant que j’aime, ne te chagrine pas pour des chimères !

Tu me reproches l’analyse ; mais toi tu mets dans mes mots une subtilité funeste. Tu n’aimes pas mon esprit, ses fusées te déplaisent ; tu me voudrais plus uni de ton, plus monotone de tendresse et de langage. Et c’est toi ! toi ! qui fais comme les autres, comme tout le monde, qui blâmes en moi la seule chose bonne, mes soubresauts et mes élans naïfs ! Oui, toi aussi tu veux tailler l’arbre et, de ses rameaux sauvages mais touffus, qui s’élancent en tous sens pour aspirer l’air et le soleil, faire un bel et doux espalier que l’on collerait contre [un] mur et qui alors, il est vrai, rapporterait d’excellents fruits qu’un enfant pourrait venir cueillir sans échelle. Que veux-tu que j’y fasse ? J’aime à ma manière ; plus ou moins que toi ? Dieu le sait. Mais je t’aime, va, et quand tu me dis que j’ai peut-être fait pour des femmes vulgaires ce que je fais pour toi, je ne l’ai fait pour personne, personne — je te le jure —. Tu es bien la seule et la première pour laquelle seulement j’aie fait un voyage, et que j’aie assez aimée pour cela, puisque tu es la première qui m’aime comme tu m’aimes. Non, jamais avant toi une autre n’a pleuré des mêmes larmes, et ne m’a regardé de ce regard tendre et triste. Oui, le souvenir de la nuit de mercredi est mon plus doux souvenir d’amour. C’est celui-là, si je devenais vieux demain, qui me ferait regretter la vie.

Merci de l’envoi de la lettre du Philosophe[1]. J’ai compris le sens de cet envoi. C’est encore un hommage que tu me rends, un sacrifice que tu voudrais me faire. C’est me dire : « Encore un que je mets à tes pieds : vois comme je n’en veux pas, car c’est toi que j’aime. » Tu me donnes tout, pauvre ange, ta gloire, ta poésie, ton cœur, ton corps, l’amour des gens qui te convoitent ; tu me prodigues tes richesses pour ma satisfaction et pour mon orgueil. Eh bien, sois contente : je suis heureux et je suis fier de toi. Oui, heureux, je le répète ; tu m’apparais toujours dans ma pensée avec une douceur exquise.

Ton cœur est comme ta peau, d’une suavité chaude, étonnante.

Mon frère a vu tantôt ton portrait. Il t’a reconnue, dit-il, pour avoir dansé avec toi chez Phidias, il a dix ans. Il m’a dit que tu étais jolie ; j’ai répondu : « Oui… pas mal », car j’avais envie de crier ce qui se passait dans ma poitrine. Je souffrais de son air froid.

Adieu. C’est ta fête ; je t’envoie pour bouquet le meilleur de mes baisers.

Reçois ton monde, sois pour lui bonne et aimable comme tu l’es. Reprends ta vie, travaille. Du courage ; avec quelque effort, l’habitude, puis le goût t’en reviendra. Fais cela pour moi, je t’en prie ; ne te laisse pas aller au courant de ta tristesse. Le chagrin a des allèchements perfides.

Encore adieu et encore un baiser sur ta bouche où je puise ton âme.

Si tu ne m’envoies pas la statuette avec les livres, tu peux bien ne pas mettre sur la boîte : Envoi de Pr[adier].


  1. Le Philosophe, et ailleurs Platon, désignent Victor Cousin