Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0121

Louis Conard (Volume 1p. 252-256).

121. À LA MÊME.
Nuit de vendredi, 1 heure. [15 août 1846.]

Qu’ils sont beaux, les vers que tu m’envoies ! Leur rythme est doux comme les caresses de ta voix quand tu mêles mon nom dans ton gazouillage tendre. Pardonne-moi de les trouver des plus beaux que tu aies faits. Ce n’est pas de l’amour-propre que j’ai senti en pensant qu’ils étaient faits pour moi ; non, c’était de l’amour, de l’attendrissement. Sais-tu que tu as des enlacements de sirène à prendre les plus durs ? Oui ma belle, tu m’as enveloppé de ton charme, tu m’as pénétré de ta substance. Oh ! si je t’ai pu paraître froid, si mes satires sont rudes et te blessent, je veux, quand je te reverrai, te couvrir d’amour, de voluptés, d’ivresse. Je veux te gorger de toutes les félicités de la chair, t’en rendre lasse, t’en faire mourir. Je veux que tu sois étonnée de moi et que tu t’avoues dans l’âme que tu n’avais même pas rêvé des transports pareils. C’est moi qui ai été heureux. Je veux que tu [le] sois à ton tour. Je veux que dans ta vieillesse tu te rappelles ces quelques heures là et que tes os desséchés en frémissent de joie en y repensant. N’ayant pas encore reçu la lettre de Phidias (je l’attends avec impatience et dépit), je ne puis être chez toi dimanche soir. Et puis nous n’aurions pas la nuit. D’ailleurs tu auras du monde. Il faudrait que je sois habillé et conséquemment que j’emportasse du bagage. Or, je veux venir sans rien, sans paquets ni malles, pour être plus libre, sans rien qui me gêne.

Je comprends bien l’envie que tu as de me revoir dans ce même lieu, avec les mêmes personnes ; j’aimerais cela aussi. Ne nous accrochons-nous pas toujours à notre passé, si récent qu’il soit ? Dans notre appétit de la vie nous remangeons nos sensations d’autrefois, nous rêvons celles de l’avenir. Le monde n’est pas assez large pour l’âme ; elle étouffe dans l’heure présente. Je pense souvent à la lampe d’albâtre, va, à son chaînon qui la tient suspendue. Regarde-la quand tu liras ceci, et remercie-la de m’avoir prêté sa lumière. Du Camp (c’est cet ami dont je t’ai parlé dans une lettre précédente) est arrivé aujourd’hui ici, où il doit passer un mois. Adresse-lui toujours tes lettres comme celle de ce matin. Il m’a apporté ton portrait. Le cadre est en bois noir ciselé ; la gravure saillit bien. Il est là, ton bon portrait, en face de moi, posé doucement sur un coussin de mon sopha en perse, dans l’angle, entre deux fenêtres, à la place où tu t’assoirais si tu venais ici. C’est sur ce meuble-là que j’ai passé tant de nuits dans la rue de l’Est. Dans le jour, quand j’étais las, je me couchais dessus et je m’y rafraîchissais le cœur par quelque grand rêve poétique, ou par quelque vieux souvenir d’amour. Je l’y laisserai comme cela, on n’y touchera pas (l’autre est dans mon tiroir avec le sachet, sur tes pantoufles). Ma mère l’a vu ; ta figure lui a plu, elle t’a trouvée jolie, l’air animé, ouvert et bon ; ce sont ses mots. (Je lui ai dit qu’on venait de tirer la gravure, comme j’étais à te faire visite, et qu’on t’en apportait plusieurs épreuves, qu’alors tu en avais fait cadeau aux personnes qui se trouvaient là.)

Tu me demandes si les quelques lignes que je t’ai envoyées ont été écrites pour toi ; tu voudrais bien savoir pour qui, jalouse ? Pour personne, comme tout ce que j’ai écrit. Je me suis toujours défendu de rien mettre de moi dans mes œuvres, et pourtant j’en ai mis beaucoup. — J’ai toujours tâché de ne pas rapetisser l’Art à la satisfaction d’une personnalité isolée. J’ai écrit des pages fort tendres sans amour, et des pages bouillantes sans aucun feu dans le sang. J’ai imaginé, je me suis ressouvenu et j’ai combiné. Ce que tu as lu n’est le souvenir de rien du tout. Tu me prédis que je ferai un jour de belles choses. Qui sait ? (c’est là mon grand mot). J’en doute ; mon imagination s’éteint, je deviens trop gourmet. Tout ce que je demande, c’est à continuer de pouvoir admirer les maîtres avec cet enchantement intime pour lequel je donnerais tout, tout. Mais quant à arriver à en devenir un, jamais ; j’en suis sûr. Il me manque énormément, l’innéité d’abord, puis la persévérance au travail. On n’arrive au style qu’avec un labeur atroce, avec une opiniâtreté fanatique et dévouée. Le mot de Buffon est un grand blasphème : le génie n’est pas une longue patience. Mais il a du vrai, et plus qu’on ne le croit, de nos jours surtout.

J’ai lu ce matin des vers de ton volume avec un ami[1] qui est venu me voir. C’est un pauvre garçon qui donne ici des leçons pour vivre et qui est poète, un vrai poète, qui fait des choses superbes et charmantes, et qui restera inconnu, parce qu’il lui manque deux choses : le pain et le temps. Oui, nous t’avons lue, nous t’avons admirée.

Crois-tu qu’il ne m’est pas doux de me dire : « Elle est à moi pourtant ? ». Il y aura dimanche quinze jours, quand tu es restée à genoux par terre, me regardant avec tes yeux doucement avides, je contemplais ton front en songeant à tout ce qui était dessous, je regardais ta tête entourée de tes cheveux légers et nombreux avec un ébahissement infini.

Je ne voudrais pas que tu me visses maintenant : je suis laid à faire peur. J’ai un énorme clou à la joue droite, qui m’enfle l’œil et me distend le haut de la figure. Je dois être ridicule. Si tu me voyais ainsi, l’amour bouderait peut-être, car le grotesque lui fait peur. Mais va, je serai propre quand tu me reverras, comme autrefois, comme tu m’aimes.

Dis-moi si tu te sers de la verveine ; en mets-tu sur tes mouchoirs ? Mets-en sur ta chemise. Mais non, ne te parfume pas ; le meilleur parfum c’est toi, l’exhalaison de ta propre nature. Allons, demain matin peut-être aurai-je une lettre.

Adieu, je te mords ta lèvre. Y est-elle toujours la petite tache rouge ?

Adieu, mille baisers. À lundi peut-être ; je réapprendrai la saveur des tiens.

À toi, à toi corps et âme.


  1. Louis Bouilhet