Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0102

Louis Conard (Volume 1p. 191-193).

102. À ALFRED LE POITTEVIN.
Croisset, septembre 1845.

J’ai grande envie de voir ton histoire de la Botte merveilleuse et ton chœur de Bacchantes, et le reste. — Travaille, travaille, écris, écris tant que tu pourras, tant que ta muse t’emportera. C’est là le meilleur coursier, le meilleur carrosse pour se voiturer dans la vie. La lassitude de l’existence ne nous pèse pas aux épaules quand nous composons. Il est vrai que les moments de fatigue et de délassement qui suivent n’en sont que plus terribles ; mais tant pis ! Mieux vaut deux verres de vinaigre et un verre de vin qu’un verre d’eau rougie. Pour moi, je ne sens plus ni les emportements chaleureux de la jeunesse, ni ces grandes amertumes d’autrefois. Ils se sont mêlés ensemble et cela fait une teinte universelle où tout se trouve broyé et confondu.

J’observe que je ne ris plus guère et que je ne suis plus triste. Je suis mûr. Tu parles de ma sérénité, cher vieux, et tu me l’envies. Il est vrai qu’elle peut étonner. Malade, irrité, en proie mille fois par jour à des moments d’une angoisse atroce, sans femmes, sans vie, sans aucun des grelots d’ici-bas, je continue mon œuvre lente comme le bon ouvrier qui, les bras retroussés et les cheveux en sueur, tape sur son enclume sans s’inquiéter s’il pleut ou s’il vente, s’il grêle ou s’il tonne. Je n’étais pas comme cela autrefois. Ce changement s’est fait naturellement. Ma volonté aussi y a été pour quelque chose. Elle me mènera plus loin, j’espère. Tout ce que je crains, c’est qu’elle ne faiblisse, car il y a des jours où je suis d’une mollesse qui me fait peur. Enfin je crois avoir compris une chose, une grande chose, c’est que le bonheur, pour les gens de notre race, est dans l’idée, et pas ailleurs. Cherche quelle est bien ta nature, et sois en harmonie avec elle. « Sibi constat », dit Horace. Tout est là. Je te jure que je ne pense pas à la gloire, et pas beaucoup à l’Art. Je cherche à passer le temps de la manière la moins ennuyeuse ; et je l’ai trouvée. Fais comme moi : romps avec l’extérieur, vis comme un ours — un ours blanc — envoie faire foutre tout, tout et toi-même avec, si ce n’est ton intelligence. Il y a maintenant un si grand intervalle entre moi et le reste du monde, que je m’étonne parfois d’entendre dire les choses les plus naturelles et les plus simples. Le mot le plus banal me tient parfois en singulière admiration. Il y a des gestes, des sons de voix dont je ne reviens pas, et des niaiseries qui me donnent presque le vertige. As-tu quelquefois écouté attentivement des gens qui parlaient une langue étrangère que tu n’entendais pas ? J’en suis là. À force de vouloir tout comprendre, tout me fait rêver. Il me semble pourtant que cet ébahissement-là n’est pas de la bêtise. Le bourgeois par exemple est pour moi quelque chose d’infini. Tu ne peux pas t’imaginer ce que l’affreux désastre de Monville[1] m’a donné. Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps.

Voilà ! chaque jour ressemble à l’autre. Il n’y en a pas un qui puisse se détacher dans mon souvenir. N’est-ce pas sage ? Je vais m’occuper de régler un peu mon conte oriental ; mais c’est rude. — Je n’ai pas continué ce bon philosophe chinois ; ça m’ennuyait. Je le reprendrai dans quelque temps. On n’y trouve pas souvent de ces belles choses comme les ailes de l’oiseau. T’y exerces-tu ? J’ai lu le Cours de littérature dramatique du grand homme qui s’appelle Saint-Marc Girardin. C’est bon à connaître pour savoir jusqu’où peuvent aller la bêtise et l’impudence. Voilà encore un de ceux auxquels j’aurais fait arracher la peau et couler du plomb dans le ventre, pour leur apprendre la rhétorique. Tout le monde ici va assez bien. Adieu, réponds-moi vite.


  1. Monville fut dévasté par un cyclone le 19 août 1845.