Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0097
Si tu t’es plaint d’attendre longtemps ma dernière lettre, celle-ci, j’espère, t’arrivera vite : on m’a remis la tienne hier et j’y réponds aujourd’hui ; voilà de l’exactitude, ou je ne m’y connais pas. Procédons par ordre, car nous avons bien des choses à nous dire. Et d’abord mon voyage. Eh bien, mon cher vieux, on [l’] eût pu désirer plus gai ; non pas que par lui-même il ne fût beau, mais c’est nous autres qui n’étions pas dans toutes les conditions voulues pour en goûter la beauté. D’abord mon père a été pris, à peine parti de Rouen, d’un mal d’yeux opiniâtre qui le forçait, dans les villes, à garder sa chambre et à mettre des sangsues de temps à autre ; il n’en a été débarrassé qu’à Milan. Puis Caroline, qui avait bien supporté la voiture jusqu’à Toulon […] a été reprise de douleurs dans les reins, de fatigue, si bien que ma mère se mourait d’inquiétude sur les suites de son voyage en Italie ; ce que voyant, Hamard y a renoncé, et nous sommes tous revenus ensemble par Milan, Côme, le Simplon, Genève et Besançon. J’ai eu dans notre voyage encore deux crises nerveuses ! Si je guéris, je ne guéris guère vite, ce qui est aussi peu neuf pour moi que peu consolant. Après tout, merde ! Voilà, avec ce grand mot on se console de toutes les misères humaines ; aussi je me plais à le répéter : merde, merde ! Enfin tu conçois que tout cela, joint de la part de mon père au regret de ses occupations favorites, à l’absence d’Achille qui se plaignait dans ses lettres d’être las de la clientèle, ont rendu ces deux mois pas aussi agréables qu’ils auraient dû l’être.
Du reste, si tu veux que je te parle de ce que j’ai vu, je te dirai que la Corniche est une route de 60 lieues, à faire à pied, et que j’ai été triste à crever pendant trois jours quand j’ai quitté Gênes ; car c’est une ville tout en marbre, avec des jardins remplis de roses ; l’ensemble en est d’un chic qui vous prend l’âme. En revanche, Turin est ce que je connais de plus ennuyeux au monde ; j’en excepte Bordeaux et Yvetot. Mais Milan, sa cathédrale surtout, est quelque chose de propre. Pour moi, c’est Gênes, Gênes avant tout ce que j’ai vu. Je ne te dirai rien des trois lacs de Côme, Majeur et Genève, ni du Simplon, parce que ce serait trop long, trop difficile, et surtout trop bête de vouloir faire plus que les nommer. Deux choses qui m’ont ému, c’est le nom de Byron gravé au couteau sur le pilier de la prison de Chillon, et le salon et la chambre à coucher de ce vieux Monsieur de Voltaire à Ferney. J’ai vu aussi celle où est né Victor Hugo à Besançon.
Je suis revenu enfin à Paris, où j’ai retrouvé ce brave Alfred, avec lequel j’ai fumé quelques cigares sur l’asphalte. Mais nous n’avons pas (comme tu l’as sans doute présumé déjà, dans ton odieuse immoralité), non, Monsieur ! nous n’avons pas couru les filles ensemble. Ah ! attrape ! ni chacun de notre côté, ce qui est plus fort !
Caroline et Hamard sont restés à Paris pour choisir un logement et se meubler. Ils vont habiter la capitale, comme disent les épicemares. Je reste donc seul avec mon père et ma mère, à Croisset l’été, dans ma chambre à Rouen l’hiver ; dans ma chambre ! Seulement, à Croisset, j’ai mon canot et le jardin, et puis je suis plus loin des Rouennais qui, quelque peu que je les fréquente, me pèsent aux épaules d’une façon dont les compatriotes sont seuls capables. Je vais donc me remettre, comme par le passé, à lire, à écrire, à rêvasser, à fumer. Si ma vie est douce, elle n’est pas fertile en facéties. D’ici à quelques années cependant je n’en désire pas d’autre. J’ai même envie d’acheter un bel ours (en peinture), de le faire encadrer et suspendre dans ma chambre, après avoir écrit au-dessous : Portrait de Gustave Flaubert, pour indiquer mes dispositions morales et mon humeur sociale. Le grec va marcher de nouveau et si, dans deux ans, je ne le lis pas, je l’envoie faire foutre définitivement ; car il y a longtemps que je me traîne dessus sans en rien savoir. Quand tu penseras à moi, tu pourras donc te figurer ton ami accoudé sur sa table, crachant au coin de son feu, ou ramant dans sa barque, tel que tu le connais ; je ne change pas, je suis immuable comme une botte… vernie, s’entend ! Je peux bien m’user, mais je ne dévernis pas.
Tu m’as parlé de la Corse et surtout de la partie que je connais. J’ai revu dans ta lettre ces grandes bruyères de 12 pieds que j’ai traversées à cheval en allant de Piedicroce à Saint-Pancrace. As-tu parcouru toute la plaine d’Aleria ? As-tu vu le soleil quand il reluit dessus ? Je compte y retourner plus tard, pour ressentir encore une fois ce que j’ai senti déjà. C’est là un beau pays, encore vierge du bourgeois qui n’est pas venu le dégrader de ses admirations, un pays grave et ardent, tout noir et tout rouge. Tu m’as parlé du capitaine Lorelli. Le connais-tu ? C’est un excellent homme ; tu peux lui parler de moi. Si tu vois également M. Multedo, de Nice, fais-lui mes compliments, ainsi qu’à M. Vincent Podesta (de Bastia). Le premier surtout, que je connais mieux que le second, est un des plus dignes hommes que je connaisse. Il me souvient encore, à Bastia, de deux médecins, Arrighi et Manfredi.
Te voilà donc devenu homme posé, établi, piété, investi de fonctions honorables et chargé de défendre la morale publique. Regarde-toi dans ta glace immédiatement et dis-moi si tu n’as pas une grande envie de rire. Tant pis pour toi si tu ne l’as pas ; cela prouverait que tu es déjà si encrassé dans ton métier que tu en serais devenu stupide. Exerce-le de ton mieux, ce brave métier, mais ne te prends pas au sérieux ; conserve toujours l’ironie philosophique ; pour l’amour de moi, ne te prends pas au sérieux.
Nouvelles : Baudry[1] vient de se marier, il y a eu samedi huit jours, avec Mlle Sénard[2]. Podesta est également marié ; Lengliné, le commis de M. Le Poittevin, s’est aussi marié ; Denouette s’est encore marié. Tout le monde se marie, si ce n’est moi ; et toi, que j’oubliais pour le quart d’heure ; mais ça t’arrivera un de ces jours, quand tu seras procureur du roi en titre. Il est de certaines fonctions où l’on est presque forcé de prendre une femme, comme il y a certaines fortunes où il serait honteux de ne pas avoir d’équipage. Allons, passons le gant blanc, tirons la bretelle, avançons-nous vers l’officier municipal, prenons une légitime… Il me tarde de te voir muni d’un Victor, d’un Adolphe ou d’un Arthur, qu’on appellera totor, dodofe ou tutur, qui sera habillé en artilleur et qui récitera des fables : maître Corbeau sur un arbre perché, etc.
Il faisait beau temps hier et de l’ombre sous les arbres verts. J’ai repensé à nos anciennes promenades, pipe au bec, à cette femme au goître, chez laquelle nous avons pris des grogs au vin.
Jeudi, en revenant de Paris dans le chemin de fer, à Gaillon, j’ai revu la place où nous avons trouvé « un jour un boyau de mouton neutralisé sans odeur ». Comme il y a longtemps de ça ! Pauvre vieux ! sais-tu que c’était beau, mes voyages de Pâques aux Andelys et la prodigieuse vigueur de blague que j’avais alors ! Quelles pipes ! Comme nous avions peu de retenue dans nos propos ! C’était plaisir. Nous bravions tout à fait l’honnêteté, comme eût dit Boileau, et nous respections peu le lecteur français.
Voici deux choses que je te demanderai : 1o Il y a à Bastia ou à Ajaccio, plus probablement à Bastia, des libraires qui ont publié des recueils de « Ballata » corses. Aurais-tu l’amabilité de m’en acheter quelques-uns ? 2o Je désirerais m’occuper de l’histoire de Sampier Ornano qui vivait vers 1560-70. Penses-tu que je puisse avoir en Corse quelque renseignement particulier sur cet homme et sur cette époque ? Je voudrais connaître l’état de la Corse de 1550 environ à 1650, la seconde moitié du XVIe siècle et la première du XVIIe environ. Si tu ne trouves rien tout de suite, je t’en reparlerai plus au long dans ma prochaine lettre.
Adieu, mon vieux bougre. Tout à toi, tu le sais.