Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0096

Louis Conard (Volume 1p. 176-179).

96. À ALFRED LE POITTEVIN.
Genève, 26 mai, lundi soir, 9 heures [1845].

J’ai vu avant-hier le nom de Byron écrit sur un des piliers du caveau où a été enfermé le prisonnier de Chillon. Cette vue m’a causé une joie exquise. J’ai plus pensé à Byron qu’au prisonnier, et il ne m’est venu aucune idée sur la tyrannie et l’esclavage. Tout le temps j’ai songé à l’homme pâle qui un jour est venu là, s’y est promené de long en large, a écrit son nom sur la pierre et est reparti. — Il faut être bien hardi ou bien stupide pour aller ensuite écrire son nom dans un séjour pareil.

Le nom de Byron est gravé de côté et il est déjà noir comme si on avait mis de l’encre dessus pour le faire ressortir ; il brille en effet sur la colonne grise et jaillit à l’œil dès en entrant. Au-dessous du nom la pierre est un peu mangée, comme si la main énorme qui s’est appuyée là l’avait usée par son poids. Je me suis abîmé en contemplation devant ces cinq lettres.

Ce soir, tout à l’heure, j’ai été, en fumant mon cigare, me promener dans une petite île qui est sur le lac, en face de notre hôtel, et qu’on appelle l’île Jean-Jacques, à cause de la statue de Pradier qui y est. Cette île est un lieu de promenade où on fait de la musique le soir. Quand je suis arrivé au pied de la statue, les instruments de cuivre résonnaient doucement ; on n’y voyait presque plus ; le monde était assis sur des bancs, en vue du lac, au pied des grands arbres dont la cime presque tranquille se remuait pourtant. Ce vieux Rousseau se tenait immobile sur son piédestal et écoutait tout cela. J’ai frissonné ; le son des trombones et des flûtes m’allait aux entrailles. Après l’andante est venu un morceau joyeux et plein de fanfares. J’ai pensé au théâtre, à l’orchestre, aux loges pleines de femmes poudrées, à tous les tressaillements de la gloire et à ce paragraphe des Confessions : « J.-J. tu doutais, toi qui quinze ans plus tard, haletant, éperdu… » La musique a continué longtemps. Je remettais de symphonie en symphonie à rentrer chez moi ; enfin je suis parti. Aux deux bouts du lac de Genève il y a deux génies qui projettent leur ombre plus haut que celle des montagnes : Byron et Rousseau, deux gaillards, deux mâtins, qui auraient fait de bien « bons avocats ».

Tu me dis que tu deviens de plus en plus amoureux de la nature ; moi, j’en deviens effréné. Je regarde quelquefois les animaux et même les arbres avec une tendresse qui va jusqu’à la sympathie ; j’éprouve presque des sensations voluptueuses rien qu’à voir, mais quand je vois bien. Il y a quelques jours, j’ai rencontré trois pauvres idiotes qui m’ont demandé l’aumône. Elles étaient affreuses, dégoûtantes de laideur et de crétinisme, elles ne pouvaient pas parler ; à peine si elles marchaient. Quand elles m’ont vu, elles se sont mises à me faire des signes pour me dire qu’elles m’aimaient ; elles me souriaient, portaient la main sur leur visage et m’envoyaient des baisers. À Pont-l’Évêque, mon père possède un herbage dont le gardien a une fille imbécile ; les premières fois qu’elle m’a vu, elle m’a également témoigné un étrange attachement. J’attire les fous et les animaux. Est-ce parce qu’ils devinent que je les comprends, parce qu’ils sentent que j’entre dans leur monde ?

Nous avons traversé le Simplon jeudi dernier. C’est, jusqu’à présent, ce que j’ai vu de plus beau comme nature. Tu sais que les belles choses ne souffrent pas de description. Je t’ai bien regretté ; j’aurais voulu que tu fusses avec moi, ou bien j’aurais voulu être dans l’âme de ces grands pins qui se tenaient tout suspendus et couverts de neige au bord des abîmes. Je cherchais mon niveau. J’ai visité à Domodossola un couvent de capucins (j’en avais déjà vu un à Gênes, et un autre, de chartreux, près de Milan). Le capucin qui nous a promenés nous a offert un verre de vin ; je lui ai donné deux cigares, et nous nous sommes séparés en nous serrant fortement les mains. Il avait l’air d’un excellent bougre. On effleure bien des amitiés en voyage ; je ne parle pas des amours.

C’est une chose singulière comme je suis écarté de la femme. J’en suis repu comme doivent l’être ceux qu’on a trop aimés. Je suis devenu impuissant par ces effluves magnifiques que j’ai trop sentis bouillonner pour les voir jamais se déverser. Je n’éprouve même vis-à-vis d’aucun jupon le désir de curiosité qui vous pousse à dévoiler l’inconnu et à chercher du nouveau.

Reste à Rouen, que je t’y trouve quand j’y serai, vers le 15 juin. Tâche d’y rester au moins jusqu’au mois d’août, que nous ayons le temps de nous dire ce que nous avons à nous dire. Je m’embête d’être seul. Sais-tu qu’il y a bien de la logique dans notre union ? Il est fort simple que le son monte en l’air et que les astres suivent leur parabole. Nous agissons de même. Uniques de notre nature, isolés dans l’immensité, c’est la Providence qui nous fait penser et sentir harmoniquement.