Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0093
J’aurais dû aller porter ma carte chez le consul français ; c’eût été un moyen de me faire bien voir du gouvernement et peut-être d’obtenir la croix d’honneur. Allons ! faisons-nous bien voir, poussons-nous, rampons, songeons à nous établir, prenons une femme, marions-nous, parvenons, etc.
Il est 9 heures du soir, on vient de tirer le coup de canon de la retraite, ma fenêtre est ouverte, les étoiles brillent, l’air est chaud. Et toi, vieux, où es-tu ? Penses-tu à moi ? J’ai eu, depuis que tu as reçu ma dernière lettre, quelques heures d’horrible angoisse où j’ai souffert comme je n’ai pas souffert depuis longtemps. Il faudra toute l’intensité intellectuelle dont tu es capable pour le sentir. Mon père a hésité à aller jusqu’à Naples. J’ai cru donc que j’irais, mais Dieu merci nous n’y allons pas ; nous revenons par la Suisse ; dans trois semaines, un mois au plus tard, nous sommes de retour à Rouen, dans ce vieux Rouen où je me suis embêté sur tous les pavés, où j’ai bâillé de tristesse à tous les coins de rue.
Comprends-tu quelle a été ma peur ? En vois-tu le sens ? Le voyage que j’ai fait jusqu’ici, excellent sous le rapport matériel, a été trop brute sous le rapport poétique pour désirer le prolonger plus loin. J’aurais eu à Naples une sensation trop exquise pour que la pensée de la voir gâter de mille façons ne fût pas épouvantable. Quand j’irai, je veux connaître cette vieille antiquité dans la moelle ; je veux être libre, tout à moi, seul, ou avec toi, pas avec d’autre ; je veux pouvoir coucher à la belle étoile, sortir sans savoir quand je rentrerai ; c’est alors que, sans entrave ni réticences, je laisserai ma pensée couler toute chaude parce qu’elle aura le temps de venir et de bouillir à l’aise ; je m’incrusterai dans la couleur de l’objectif et je m’absorberai en lui avec un amour sans partage. Voyager doit être un travail sérieux ; pris autrement, à moins qu’on ne se saoule toute la journée, c’est une des choses les plus amères et en même temps les plus niaises de la vie. Si tu savais tout ce qu’involontairement on fait avorter en moi, tout ce qu’on m’arrache et tout ce que je perds, tu en serais presque indigné, toi qui ne t’indignes de rien, comme « l’honnête homme » de La Rochefoucauld. J’ai vu vraiment une belle route, c’est la Corniche, et je suis maintenant dans une belle ville, une vraie belle ville, c’est Gênes. On marche sur le marbre, tout est marbre : escaliers, balcons, palais. Ses palais se touchent les uns aux autres ; en passant dans la rue on voit ces grands plafonds patriciens tout peints et dorés. Je vais beaucoup dans les églises, j’entends chanter et jouer de l’orgue, je regarde les moines, je contemple les chasubles, les autels, les statues. Il fut un temps où j’aurais fait beaucoup plus de réflexions que je n’en fais maintenant (je ne sais pas bien lesquelles) ; j’aurais peut-être plus réfléchi et moins regardé. Au contraire j’ouvre les yeux, sur tout, naïvement et simplement, ce qui est peut-être supérieur.
J’ai assisté à deux enterrements dont je te donnerai tous les détails.
À Nice je n’ai pas été au cimetière où pourrit ce pauvre des Hogues, comme j’en avais eu l’intention. Cela eût paru drôle.
Quelqu’envie donc que j’en aie eue je n’y ai pas été ; mais j’ai bien pensé à lui. J’ai regardé la mer, le ciel, les montagnes ; je l’ai regretté, aspiré. S’il reste dans l’air quelque chose de ceux qui sont morts, je me suis mêlé à lui, et son âme en a peut-être été réjouie. Je n’ai pas revu à Marseille cette bonne Mme Foucaud, mais j’ai revu sa maison, la porte et les marches pour y monter ; elles ne sont pas plus usées ; malgré tous les pas qui y sont venus, elles ont moins vieilli que moi depuis cinq ans. La nature est si calme et si éternellement jeune qu’elle m’étonne continuellement. À Toulon j’avais aussi, devant mon hôtel, les mêmes arbres et la même fontaine qui coulait de même et faisait, la nuit, son même bruit d’eau tranquille. En allant de Fréjus à Antibes, nous avons passé par l’Estérel et j’ai vu sur la droite l’immortelle auberge des Adrets ; je l’ai regardée avec religion, en songeant que c’était là d’où le grand Robert Macaire avait pris son vol vers l’avenir et qu’était sorti le plus grand symbole de l’époque, comme le mot de notre âge. On ne fait pas de ces types-là tous les jours ; depuis Don Juan je n’en vois pas d’aussi large. À propos de Don Juan, c’est ici qu’il faut venir y rêver ; on aime à se le figurer quand on se promène dans ces églises italiennes, à l’ombre des marbres, sous la lumière du jour rose qui passe à travers les rideaux rouges, en regardant les cous bruns des femmes agenouillées ; pour coiffure, elles ont toutes de grands voiles blancs et de longs pendants d’oreille en or ou en argent. Il doit être doux d’aimer là, le soir, caché derrière les confessionnaux, à l’heure où l’on allume les lampes. Mais tout cela n’est pas pour nous ; nous sommes faits pour le sentir, pour le dire et non pour l’avoir. Où en est ton roman ? Avance-t-il ? En es-tu content ? Il me tarde d’en voir l’ensemble. Ne pense qu’à l’Art, qu’à lui et qu’à lui seul, car tout est là ! Travaille, Dieu le veut ; il me semble que cela est clair.
Je m’attendais à avoir une lettre de toi à Gênes ; j’en aurais eu bien besoin ; peut-être en aurai-je ? Nous partons dans six ou sept jours. Hamard et Caroline s’embarquent pour Naples. Écris-moi de suite à Genève. Tu m’avais promis de m’écrire souvent. Mets-toi à ma place et demande-toi si tu n’aurais pas de la joie, en pays étranger, de retrouver un compatriote.
Adieu, cher Alfred, tu sais si je t’aime et si je pense à toi.
Mille adieux et embrassades.