Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0092

Louis Conard (Volume 1p. 164-167).

92. AU MÊME.
Marseille, fin avril 1845.

Ah ! Ah ! Ah ! Figure-toi un homme qui respire après une haute montée, un cheval qui s’arrête après un long galop, tout ce que tu voudras enfin, pourvu qu’il y ait idée de liberté, d’affranchissement et de repos, et tu te figureras moi t’écrivant. Plus je vais, et plus je me sens incapable de vivre de la vie de tous, de participer aux joies de la famille, de m’échauffer pour ce qui enthousiasme, et de me faire rougir à ce qui indigne. Je m’efforce tant que je peux de cacher le sanctuaire de mon âme : peine inutile, hélas ! les rayons percent au dehors et décèlent le Dieu intérieur. J’ai bien une sérénité profonde, mais tout me trouble à la surface. Il est plus facile de commander à son cœur qu’à son visage. Par tout ce que tu as de plus sacré, par le Vrai et par le Grand, cher et tendre Alfred, ne voyage avec personne ! avec personne ! Je voulais voir Aigues-Mortes et je n’ai pas vu Aigues-Mortes ; la Sainte-Baume et la grotte où Madeleine a pleuré, le champ de bataille de Marius, etc. Je n’ai rien vu de tout cela parce que je n’étais pas seul, je n’étais pas libre. Voilà donc deux fois que je vois la Méditerranée en épicier ! La troisième sera-t-elle meilleure ? Il va sans dire que je suis très content de mon voyage et toujours d’un caractère très jovial, ce qui peut me faciliter mon établissement si j’ai envie de me marier.

Nous avons descendu la Saône en bateau à vapeur jusqu’à Lyon et, de Lyon, le Rhône jusqu’à qu’à Avignon : il n’y a rien de triste comme ce que l’on voit là. Toutes mes mélancolies s’y réveillent. Te rappelles-tu notre retour des Andelys à Rouen et la singulière atmosphère qu’il y avait autour de nous ? Je n’ai pas touché à Fourvières les os des martyrs, parce que je ne savais pas qu’il y en eût ; mais, au confluent des deux fleuves, sur le pont, j’ai regardé l’eau couler en pensant à toi, sans savoir que tu le désirais, comme tu me le mandes par la lettre que j’ai reçue ce matin.

Tantôt, en me promenant le long des flots, je me suis récité le « mais bientôt bondissant d’une joie insensée » et la pièce de la « jeune fille »[1]. J’ai encore pensé à toi aux Arènes de Nîmes et sous les arcades du pont du Gard ; c’est-à-dire qu’en ces endroits-là je t’ai désiré avec un étrange appétit : car, loin de l’autre, il y a en nous comme quelque chose d’errant, de vague, d’incomplet.

J’irai à Nice. Je m’informerai du cimetière où est Germain[2] et j’irai voir sa tombe.

J’ai revu les Arènes que j’avais vues pour la première fois il y a cinq ans. Qu’ai-je fait depuis ? (Ce qui peut s’écrire tout aussi bien avec un point d’exclamation qu’avec un point d’interrogation.) J’ai revu mon figuier sauvage poussé dans les assises du Velarium, mais sec, sans feuilles, sans murmures. Je suis monté jusque sur les derniers gradins en pensant à tous ceux qui y ont rugi et battu des mains, et puis il a fallu quitter tout cela. Quand on commence à s’identifier avec la nature ou avec l’histoire, on en est arraché tout à coup de façon à vous faire saigner les entrailles. En allant au pont du Gard j’ai vu deux ou trois charrettes de Bohémiens. À Arles j’ai vu des fillettes exquises et, le dimanche, j’ai été à la messe pour les examiner plus à loisir. Je me suis promené dans les Arènes, sur le Théâtre, ce vieux théâtre où l’on a joué le Rudens et les Bacchides, où Ballio et Labrax[3] ont éjaculé leurs injures et éructé leurs obscénités.

À Marseille je n’ai pas retrouvé les habitants de l’hôtel Richelieu. J’ai passé devant, j’ai vu les marches et la porte ; les volets étaient fermés, l’hôtel est abandonné. À peine si j’ai pu le reconnaître. N’est-ce pas un symbole ? Qu’il y a longtemps déjà que mon cœur a ses volets fermés, ses marches désertes, hôtellerie tumultueuse autrefois, mais maintenant vide et sonore comme un grand sépulcre sans cadavre ! Avec un peu de soin, de bonne volonté, je serais peut-être parvenu à découvrir où « elle » loge. Mais on m’a donné des renseignements si incomplets que j’en suis resté là. Il me manque ce qui me manque pour tout ce qui n’est pas l’Art : l’âpreté. Et d’ailleurs j’ai un dégoût extrême à revenir sur mon passé, cependant que ma curiosité impitoyable demande à tout creuser et à tout fouiller jusqu’aux dernières vases.

Je ne lis rien, je n’écris rien, je ne pense pas davantage. Écris-moi à Gênes. Soigne bien ton roman. Je n’approuve pas cette idée d’une seconde partie ; pendant que tu es en train, épuise le sujet. Condense-le en une seule ; sauf meilleur avis, je crois que c’est là le bien.


  1. Poésies d’Alfred Le Poittevin.
  2. Germain des Hogues, ami de collège de Flaubert, mort à Nice en 1843, auteur des Caprices, poésies.
  3. Labrax, personnage du Rudens, où il joue le rôle de leno. Ballio joue le même rôle dans le Pseudolus.