Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0080

Louis Conard (Volume 1p. 140-142).

80. À LA MÊME.
Paris, juin 1843.

Cette lettre vous parviendra par l’ami Florimont[1], qui est chargé de la porter. Il s’embarque pour la Neustrie non sans peur, car Beautot est là qui le menace et il a une venette horrible d’être obligé d’y subir une journée. Quant à moi, je ne demanderais pas mieux que d’aller même à Beautot, tant je suis embêté du lieu où je suis. L’univers est grand, et le voyageur en est le vrai roi. Que ne suis-je voyageur ! Il y a sur la terre des mers énormes et es forêts vierges, des déserts à lasser le pied des chevaux, des horizons sans fin, des vallées profondes, des plaines qui n’en finissent. On peut aller partout là ; eh bien, non ! Il existe aussi sur la terre un petit point restreint qu’on appelle Paris, et dans ce point une autre imperceptibilité qui est l’École de Droit. C’est justement là qu’il me faut vivre, c’est là que je suis à me durcir les fesses sur des bancs de bois et à endurer un professeur qui fait tomber sur vos épaules sa parole de plomb, ou d’airain, comme on voudra. Je vais bien encore au cours, mais je n’écoute plus ; c’est du temps perdu. J’en ai trop, j’en suis saoul. J’admire les gaillards qui sont là patiemment à prendre des notes et qui ne sentent pas des bouillonnements de rage et d’ennui leur monter à la tête. Quand j’ai avalé deux cours de suite, ce qui m’arrive souvent, juge dans quel état je dois être. La haine que je porte à la science découle, je crois, sur ceux qui l’enseignent, à moins que ce ne soit le contraire ; et si j’avais le pouvoir absolu, à coup sûr j’enverrais M. Oudot et compagnie travailler aux fortifications, à grands renforts de coups de pied. En attendant je travaille comme un désespéré pour passer mon examen le plus tôt et le plus infailliblement possible. Mais celui qui pourrait me voir quand je suis seul à m’inoculer tout le français du Code civil dans le cerveau et à savourer la poésie du Code de procédure, celui-là pourrait se vanter d’avoir vu quelque chose de lamentablement grotesque. Nom d’un nom ! j’aime mieux faire le « journaliste de Nevers » ou le « père Couillère », parole d’honneur !

Quand je pense à vous autres, au moins, quelque chose de bon et de doux me ranime et me rafraîchit, mille tendresses gaies me reviennent au cœur, et je vais de l’une à l’autre, vous regardant tous d’ici, aller, venir, parler, avec le son de votre voix, vous lever et vous asseoir dans vos habits que je connais. Ici, par exemple, mon bon raton, j’ai dans les oreilles ton rire sonore et doux, ce rire pour lequel je me ferais crever en bouffonneries, pour lequel je donnerais jusqu’à ma dernière facétie, jusqu’à ma dernière goutte de salive. Si bien que seul, parfois, dans ma chambre, je fais des grimaces dans la glace ou pousse le cri du « Garçon », comme si tu étais là pour me voir et m’admirer ; car je m’ennuie bien de mon public.


  1. Chef du contentieux de la maison de l’Empereur.