Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0078

Louis Conard (Volume 1p. 137-139).

78. À LA MÊME.
Paris, 11 mai 1843.

Si tu crois à lire mes lettres que je ne m’ennuie pas, mon pauvre rat, tu te trompes on ne peut plus. Quand je pense à vous et que je vous écris, je m’égaye le plus possible, et d’ailleurs je suis si agacé, si embêté, si furieux, que souvent je suis obligé de me battre les flancs pour ne pas me laisser tomber de découragement. Je me remonte le moral, comme on dit, et j’ai besoin de me le remonter à chaque minute. Si tu avais une idée de la vie que je mène, tu le concevrais sans peine. Montaigne, mon vieux Montaigne disait : « Il nous faut abestir pour nous assagir. » Je suis toujours si abesti que cela peut passer pour sagesse et même pour vertu. Quelquefois, j’ai envie de donner des coups de poing à ma table et de faire tout voler en éclats ; puis, quand l’accès est passé, je m’aperçois à ma pendule que j’ai perdu une demi-heure en jérémiades, et je me remets à noircir du papier et à tourner des pages avec plus de vitesse que jamais. Le soir arrive, je m’en vais m’attabler au fond d’un restaurant, tout seul et la mine renfrognée, en pensant à la bonne table de famille, entourée de figures amies et où l’on est chez soi, dans soi, où l’on mange de bon cœur, où l’on rit tout haut. Après quoi je rentre, je ferme mes volets pour que le jour ne me blesse pas les yeux, et je me couche. J’ai pourtant maintenant une grande consolation. C’est un bocal d’excellent tabac turc que m’a donné M. Cloquet et qui me sert à charmer mes loisirs.

Paris n’est pas plus favorisé que Rouen sous le rapport du chemin de fer et, si tu t’ennuies d’en entendre parler, tu es tout à fait comme moi. Il est impossible d’entrer n’importe ou sans qu’on entende des gens qui disent : Ah ! je m’en vais à Rouen ! Je viens de Rouen ! irez-vous à Rouen ? Jamais la capitale de la Neustrie n’avait fait tant de bruit à Lutèce ; on en est tanné.

Je te prierai, mon bon rat, de changer un peu votre manière de m’envoyer vos lettres. Celle que j’ai reçue ce matin était datée de mardi. C’est deux bons jours de vieillesse qu’elle avait sur le dos. Il est étonnant que, « maintenant qu’il y a le chemin de fer[1] et que c’est si commode pour aller à Paris, car on peut y aller dîner et revenir le soir pour se coucher ; ah ! vraiment, c’est une chose incroyable ! etc. » et que, conséquemment, les « voies de communication » sont si rapides, je reçoive des nouvelles de vous comme si vous habitiez au fond de la Basse-Bretagne. Tâchez de vous arranger autrement.

Que fais-tu dans la maison de campagne, ma chère Carolo ! y peinturelures-tu ? pianotes-tu raide ? Vas-tu dans le bosquet avec Néo, miss Jane et maman, un livre et de l’ouvrage dans ton tablier, t’asseoir sur un banc ? Quel beau soleil il fait ! Comme je voudrais être avec vous ! Mais je pioche comme un enragé et, d’ici au mois d’août, je serai dans un état de fureur permanente. Il m’en prend quelquefois des crispations et je me démène avec mes livres et mes notes comme si j’avais la danse de saint Guy, patron des tailleurs.

Je n’ai pas vu les Collier, car je ne descends plus de mon antre qu’une fois par semaine ; j’ai en effet l’air d’une bête plus ou moins fauve. Donc je n’ai pas grande nouvelle à t’annoncer, ou, pour mieux dire, je ne sais rien du tout.

Adieu, vieux rat, vieux coquin de rat.


  1. La ligne de chemin de der de Paris à Rouen a été ouverte au public le 9 mai 1843.