Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0072

Louis Conard (Volume 1p. 125-127).

72. À LA MÊME.
[Paris, décembre 1842.]

Tu n’es donc pas plus drue[1], mon bon rat ? et le plaisir de m’écrire ne peut te faire oublier tes douleurs ? puisque tu m’avoues à moi-même que tu en as à peine le cœur. Je vous préviens cependant d’une chose, toi et maman : c’est qu’il faut, pendant le séjour que je vais faire à Rouen, que vous soyez aimables, que vous ayez de bonnes figures. Le même avis peut être aussi adressé à la jeune Fargues[2]. Souffrez tant que vous voudrez des reins, de la tête et des engelures ou des piqûres, peu m’importe ; mais faites en sorte de me rendre le logis agréable. De quelque manière que vous vous y preniez je serai toujours mieux qu’ici. Paris n’est pas un pays de Cocagne pour tout le monde et j’y mène une vie assez juridiquement sombre. La capitale, pour les bons provinciaux, est quelque chose de très amusant, remplie de cafés, de restaurants, de glaces, de spectacles et de becs de gaz qui éclairent beaucoup. On est vite fatigué de semblables merveilles. Pour ma part, j’en suis tanné. Puisque ce mot tanné vient de couler sur mon papier, sais-tu, vieux Carolo, dans quelle ville une femme qui voyage est la plus ennuyeuse ? C’est quand elle est à Nantes.

Je respire un peu plus maintenant et je regarde mon affaire comme à peu près bâclée. Je suis joyeux, facétieux ; je grille de monter dans la diligence ; je me vois arrivant à Rouen le mardi matin, montant l’escalier en courant, gueulant et vous embrassant. Je pousse de temps en temps quelques rires du « Garçon » pour me distraire et je fais « le père Couillère » en me regardant dans la glace. Un peu de vacances avec vous me fera un grand bien, sous tous les rapports. On me trouve généralement maigri et mauvaise mine, ce qui ne m’étonne pas beaucoup, vu que, depuis que papa est parti, je me couche régulièrement à 3 heures du matin et me lève à 8 heures et demie. Mercredi dernier, je ne me suis point couché, par farce. Néanmoins je me porte bien et j’ai bon appétit. Je suis par exemple toujours crispé et prêt à donner une calotte et deux ou trois coups de pied à propos de rien, au premier homme qui passe. Bref, si je ne suis pas reçu[3], personne ne peut se vanter de l’être, car je crois savoir ma première année de Droit aussi bien que qui que ce soit.

On a fait le portrait d’Henriette à la miniature pour l’envoyer à son frère aîné. Il est assez joli et ressemblant. On commence maintenant celui de Gertrude et d’Henriette ensemble. Elles voulaient à toute force que je fasse aussi faire le mien afin de vous l’envoyer. J’ai résisté à cette ridicule action qu’elles voulaient m’imposer, et j’ai bien fait. À ce seul mot de portrait, une sueur froide m’a glacé le dos comme cent articles du Code civil. Elles sont toutes dans les arts. Adeline moule avec du mastic, et Gertrude fait le portrait de la cuisinière. On a expulsé le chien du salon ; il pissait trop et trop souvent.


  1. Gaillarde.
  2. Miss Jane, institutrice de Caroline Flaubert.
  3. Flaubert fut reçu le 28 décembre 1842.