Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0051
Tu dois maudire ma crasse paresse et mon entier oubli ; c’est que je m’ennuie, m’ennuie, m’ennuie ; c’est que je suis bête, sot, inerte ; c’est que je n’ai pas la vigueur nécessaire pour remplir trois feuilles de papier, Depuis un mois que je suis à Trouville, je ne fais absolument rien que manger, boire, et dormir et fumer.
Il est maintenant marée pleine, la mer est à 15 pas de moi au bas de l’escalier de Notre-Dame. Je suis assis sur une chaise à t’écrire sur mes genoux. Il est midi, le soleil brille en plein, je sors de table et je me suis considérablement bourré ; les yeux me piquent, je rote et je digère en contemplant le bel océan vert et la grandeur des œuvres de Dieu, qui a tout fait pour le mieux dans le meilleur des mondes possible, ayant créé […] la nuit pour les amants, les hommes pour le malheur et la vue de l’Océan pour réjouir les gens à moitié ivres. La brise fait bien après déjeuner ; peu importe qu’elle casse les mâts des navires et engloutisse des gens : elle souffle dans les cheveux d’un homme qui fume, et cela le divertit.
Pourtant la terre était belle ; elle le serait encore. Les jours sont beaux quand le soleil couchant les dore. La femme est toujours belle quand un frisson d’amour la fait vibrer et trembler sous les baisers ; mais pour qui ? Qui est-ce qui est heureux maintenant ? Les gens du bagne, peut-être, qui ont de l’orgueil !
Le temps n’est plus où les cieux et la terre se mariaient dans un immense hymen. Le soleil pâlit, et la lune devient blême à côté des becs de gaz. Chaque jour quelqu’astre s’en va ; hier c’était Dieu, aujourd’hui l’amour, demain l’Art. Dans cent ans, dans un an peut-être, il faudra que tout ce qui est grand, que tout ce qui est beau, que tout ce qui est poète enfin, se coupe le cou de désœuvrement ou aille se faire renégat en Turquie.
Je suis légèrement empiffré ; pardonne-moi tout ceci. Tu es venu à Rouen, je n’y étais pas ; sort heureux ! Dans dix jours environ je serai de retour ; tu reviendras, j’y compte.
Adieu […], je t’embrasse, mon vieil ami.