Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0039
[…] Ta lettre était celle de l’homme vertueux, tu y parlais de l’amitié en termes aussi beaux que Seneca. « C’est mon homme ! C’est mon Seneca ! Insulter Seneca, c’est m’insulter moi-même ! » Je connais ton excellent bon cœur et je n’avais pas besoin de cette effusion pour le savoir, pour l’apprécier. Tu es bon, excellent, plein de générosité et bon compagnon. Sois-le toujours ; on a beau dire, un cœur est une richesse qui ne se vend pas, qui ne s’achète [pas], mais qui se donne. Qu’avais-tu donc le jour que tu m’as écrit ? Ignores-tu encore que d’après la poétique de l’école moderne (poétique qui a l’avantage sur les autres de n’en être pas une) tout Beau se compose du tragique et du bouffon. Cette dernière partie manque dans ta lettre. Si tu étais aussi aimable que moi, c’est-à-dire que si tu prenais un format de papier qui fût un peu bonhomme comme le mien, tes lettres seraient doubles en longueur ; je les aimerais doublement. J’espère que tu m’écriras un volume la prochaine fois, avec vignettes, culs-de-lampe, etc. Je veux une masse de facéties, de dévergondage, d’emportement, le tout pêle-mêle, en fouillis, sans ordre, sans style, en vrac, comme lorsque nous parlons ensemble et que la conversation va, court, gambade, que la verve vient, que le rire éclate, que la joie nous saccade les épaules et qu’on se roule au fond du cabriolet, comme ce certain jour de convulsive mémoire où nous blaguions sur Léger avec ses pantoufles du matin, faites avec des vieilles bottes coupées en diagonale, son gilet de franche couleur bronze antique, et les crachats qui culottaient son parquet de pavés. Voilà de ces jours, de ces délicieuses matinées ou nous fumions, où nous causions à Rouen, à Déville, etc., qui vivront avec moi. Je les revois, elles repassent en foule, les voilà, nous y sommes encore, tant c’est frais, tant c’est d’hier, tant j’entends encore nos paroles sous les feuilles, couchés sur le ventre, la pipe au bec, la sueur sur le front, nous regardant en souriant d’un bon rire du cœur qui n’éclate pas, mais qui s’épanouit sur le visage. Ou bien nous sommes au coin du feu. Toi, tu es là, à trois pieds, à gauche, près de la porte, tu as la pincette à la main, tu dégrades ma cheminée. Voilà encore un rond tout blanc que tu as fait sur le chambranle. Nous causons du collège, du présent et du passé aussi, ce fantôme qu’on ne touche pas mais qu’on voit, qu’on flaire, comme un lièvre mort : on l’a vu courir, sauter dans la plaine et le voilà sur la table. L’existence, après tout, n’est-elle pas, comme le lièvre, quelque chose de cursif, qui fait un bond dans la plaine, qui sort d’un bois plein de ténèbres pour se jeter dans une marnière, dans un grand trou creux ? Mais [c’est] de l’avenir, de l’avenir surtout que nous parlions. Ô l’avenir, horizon rose aux formes superbes, aux nuages d’or, où votre pensée vous caresse, où le cœur part en extase et qui, à mesure qu’on s’avance, comme l’horizon en effet, car la comparaison est juste, recule, recule et s’en va ! Il y a des moments où l’on croit qu’il touche au ciel et qu’on va le prendre avec la main, — crac, une plaine, un vallon qui descend, et l’on court toujours, emporté par soi-même, pour se briser le nez sur un caillou, s’enfoncer les pieds dans la merde ou tomber dans une fosse.
Je fais de la physique et je crois que je passerai bien pour cette partie ; reste ces diables de mathématiques (j’en suis aux fractions, et encore je ne sais guère la table de multiplication ; j’aime mieux celle de Jay que celle de multiplication), et le grec ! Je te dis adieu pour commencer à préparer le de Corona. J’ai le temps, mais je m’y prends d’avance. Lis le Marquis de Sade et lis-le jusqu’à la dernière page du dernier volume ; cela complètera ton cours de morale et te donnera de brillants aperçus sur la philosophie de l’histoire.
Je fume avec toi le calumet de paix, ce qui veut dire que je vais bourrer ma pipe de caporal.
Adieu vieux bougre […].