Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0030

Louis Conard (Volume 1p. 46-47).

30. AU MÊME
Lundi soir, 15. [Rouen, 15 avril 1839.]
Classe du sire Amyot,
théorie des éclipses, lequel a l’esprit
bougrement éclipsé,

Tu me plains, mon cher Ernest, et pourtant suis-je à plaindre, ai-je aucun sujet de maudire Dieu ? Quand je regarde au contraire autour de moi dans le passé, dans le présent, dans ma famille, mes amis, mes affections, à peu de chose près je devrais le bénir. Les circonstances qui m’entourent sont plutôt favorables que nuisibles. Et avec tout cela je ne suis pas content ; nous faisons des jérémiades sans fin, nous nous créons des maux imaginaires (hélas ! ceux-là sont les pires) ; nous nous bâtissons des illusions qui se trouvent emportées ; nous semons nous-mêmes des ronces sur notre route, et puis les jours se passent, les maux réels arrivent, et puis nous mourons sans avoir eu dans notre âme un seul rayon de soleil pur, un seul jour calme, un ciel sans nuage. Non, je suis heureux. Et pourquoi pas ? Qui est-ce qui m’afflige ? L’avenir sera noir peut-être ? Buvons avant l’orage ; tant pis si la tempête nous brise, la mer est calme maintenant.

Et toi aussi ! Je te croyais pourtant plus de bon sens qu’à moi, cher ami. Toi aussi tu brailles des sanglots ! Eh mon Dieu ! qu’as-tu donc ? Sais-tu que la jeune génération des écoles est furieusement bête ? Autrefois elle avait plus d’esprit ; elle s’occupait de femmes, de coups d’épée, d’orgies ; maintenant elle se drape sur Byron, rêve de désespoir et se cadenasse le cœur à plaisir. C’est à qui aura le visage le plus pâle et dira le mieux : je suis blasé. Blasé ! quelle pitié ! blasé à dix-huit ans ! Est-ce qu’il n’y a plus d’amour, de gloire, de travaux ? Est-ce que tout est éteint ? Plus de nature, plus de fleurs pour le jeune homme ? Laissons donc cela. Faisons de la tristesse dans l’Art puisque nous sentons mieux ce côté-là, mais faisons de la gaieté dans la vie : que le bouchon saute, que la pipe se bourre, que la putain se déshabille, morbleu ! Et si un soir, au crépuscule, pendant une heure de brouillard et de neige, nous avons le spleen, laissons-le venir, mais pas souvent. Il faut se gratter le cœur de temps en temps avec un peu de souffrance pour que toute la gale en tombe. Voilà ce que je te conseille de faire, ce que je m’efforce de mettre en pratique.

Autre conseil : écris-moi souvent, bougre de brave homme sans éducation, sans bonnes manières. Dis-moi ce que tu fais en tout point, au moral, au physique […] J’ai fini hier un mystère qui demande 3 heures de lecture. Il n’y a guère que le sujet d’estimable. La mère en permettra la lecture à sa fille.

Achille est à Paris, il passe sa thèse et se meuble. Il va devenir un homme rangé et ressemblera à un polypier fixé sur les rochers […]