Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0029
Je suis d’abord (ébloui par les feux du génie) resté dans l’admiration la plus complète de ta description de Palmyre. Ça vaut vraiment les honneurs de l’impression et du concours académique ; que dis-je ? la collection complète du Colibri pâlirait devant, et Condor avec ses deux pâtés, et Orlowski avec ses douze cafés, se prosterneraient la tête dans la poussière à la façon orientale.
Quant à ton horreur pour ces dames, qui sont au reste de fort bonnes personnes sans préjugés, je confie à Alfred le soin de la changer logiquement en un amour philosophique et conforme au reste de tes opinions morales. Oui, et cent mille fois oui, j’aime mieux une putain qu’une grisette, parce que de tous les genres celui que j’ai le plus en horreur est le genre grisette. C’est ainsi je crois qu’on appelle ce quelque chose de frétillant, de propre, de coquet, de minaudé, de contourné, de dégagé et de bête, qui vous emmerde perpétuellement et veut faire de la passion comme elle en voit dans les drames-vaudevilles. Non, j’aime bien mieux l’ignoble pour l’ignoble. C’est une pose tout comme une autre et que je sens mieux que qui que ce soit. J’aimerais de tout mon cœur une femme belle et ardente et putain dans l’âme […] Voilà où j’en suis arrivé. Quels goûts purs et innocents ! Vivent les plaisirs champêtres !
Tu me dis que tu as de l’admiration pour G. Sand ; je la partage bien et avec la même réticence. J’ai lu peu de choses aussi belles que Jacques. Parles-en à Alfred.
Maintenant je ne lis guère. J’ai repris un travail depuis longtemps abandonné, un mystère, un salmigondis dont je crois t’avoir déjà parlé. Voici en deux mots ce que c’est : Satan conduit un homme (Smar) [sic] dans L’infini ; ils s’élèvent tous deux dans les airs à des distances immenses. Alors, en découvrant tant de choses, Smar est plein d’orgueil. Il croit que tous les mystères de la création et de L’infini lui sont révélés, mais Satan le conduit encore plus haut. Alors il a peur, il tremble, tout cet abîme semble le dévorer, il est faible dans le vide. Ils redescendent sur la terre. Là c’est son sol ; il dit qu’il est fait pour y vivre et que tout lui est soumis dans la nature. Alors survient une tempête, la mer va l’engloutir. Il avoue encore sa faiblesse et son néant. Satan va le mener parmi les hommes ; 1o le sauvage chante son bonheur, sa vie nomade ; mais tout à coup un désir d’aller vers la cité le prend, il ne peut y résister, il part. Voilà donc les races barbares qui se civilisent. 2o ils entrent dans la ville, chez le roi accablé de douleurs, en proie aux sept péchés capitaux, chez le pauvre, chez les gens mariés, dans l’église qui est déserte. Toutes les parties de l’édifice prennent une voix pour se plaindre ; depuis la nef jusqu’aux dalles, tout parle et maudit Dieu. Alors l’église devenue impie s’écroule. Il y a dans tout cela un personnage qui prend part à tous les événements et les tourne en charge. C’est Yuk, le dieu du grotesque. Ainsi à la première scène, pendant que Satan débauchait Smar par l’orgueil, Yuk engageait une femme mariée à se livrer à tous les hommes venus sans distinction. C’est le rire à côté des pleurs et des angoisses, la boue à côté du sang. Voilà donc Smar dégoûté du monde ; il voudrait que tout fût fini là, mais Satan va au contraire lui faire éprouver toutes les passions et toutes les misères qu’il a vues. Il le mène sur des chevaux ailés sur les bords du Gange. Là, orgies monstrueuses et fantastiques, la volupté tant que je pourrai la concevoir ; mais la volupté le lasse. Il éprouve donc encore l’ambition. Il devient poète ; après ses illusions perdues, son désespoir devient immense, la cause du ciel va être perdue. Smar n’a point encore éprouvé d’amour. Se présente une femme… une femme… il l’aime. Il est redevenu beau, mais Satan en devient amoureux aussi. Alors ils la séduisent chacun de leur côté. À qui sera la victoire ? À Satan, comme tu penses ? Non, à Yuk, le grotesque. Cette femme, c’est la Vérité ; et le tout finit par un accouplement monstrueux. Voilà un plan chouette et quelque peu rocailleux. Montre-le à Alfred ainsi que ma dernière lettre… comme cela je ne raconterai pas deux fois la même chose.
Je fais des ouvrages qui n’auront pas le prix Montyon et dont la mère ne permettra pas la lecture à sa fille ; j’aurai soin de mettre cette belle phrase en épigraphe. Adieu, tout à toi.
Ma célérité doit te faire honte. Écris-moi donc plus vite et longuement.