Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0023

Louis Conard (Volume 1p. 30-32).

23. AU MÊME.
Rouen, jeudi 11 octobre 1838.

Non, mon cher Ernest, je ne t’ai point oublié et c’est dans l’incertitude de savoir où toi-même tu étais que je me suis abstenu de t’écrire ; en effet, en allant il y a environ une dizaine de jours avec mon père au Vaudreuil, nous nous sommes arrêtés aux Authieux, où le fils Dureau m’a dit qu’il t’avait vu à Elbeuf, et je ne savais pas si tu y étais encore ou bien si tu étais parti dans quelqu’autre contrée porter tes pas et la douce amie qui ne doit jamais te quitter.

Puisque tu seras assez bon garçon pour venir me voir, tâche de venir vers la Toussaint, nous serons plus ensemble et je n’aurai pas le collège pour m’embêter ; il est vrai que je suis maintenant externe libre, ce qui est on ne peut mieux, en attendant que je sois tout à fait parti de cette sacrée nom de Dieu de pétaudière de merde de collège ; mais dès maintenant adieu pour toujours aux pions et aux arrêts[1], je ferai du « Mont Doré » tout à mon aise, fumant le matin mon brûle-gueule sur les boulevards et le soir mon cigare sur la place Saint-Ouen, et piété à attendre l’heure de la classe au café National. Je n’en travaillerai pas moins bien, même plus, mais je serai moins tiraillé, moins embêté.

J’ai vu, ce matin, le jeune Paul Malheux à qui j’ai demandé toutes les traductions qu’il possédait pour la classe de rhétorique et ses copies de mathématiques.

Je n’ai rien écrit de neuf depuis que tu m’as vu ; j’ai médité, j’ai fait des plans, mais tout cela si vaguement et avec des formes si peu arrêtées que ce n’est pas la peine de t’en parler.

T’ai-je annoncé le mariage, consommé maintenant, de Chéruel avec Madame B*** ? J’espère que cette dernière ne s’est pas fait attendre longtemps […] Chéruel n’a pas voulu que la femme de son ami mourût […] solitaire […] Ô que Molière a eu raison de comparer la femme à un potage, mon cher Ernest. Bien des gens désirent en manger, ils s’y brûlent la gueule, et d’autres viennent après.

J’ai assez caleusé ces vacances et j’ai peu lu d’histoire, pour mieux dire pas du tout ; j’avais même emprunté « à l’homme aux études » le théâtre suédois et italien moderne, dont je n’ai pas ouvert une page. J’ai lu dernièrement l’Uscoque de G. Sand ; tâche de te procurer ce roman et tu verras que cet Uscoque est un homme qui mérite ton estime. Je suis à moitié des Confessions de J.-J. Rousseau ; c’est admirable. Voilà la vraie école de style.

J’apprends l’anglais, j’y travaille, et dans trois ou quatre mois on m’assure que je pourrai lire Shakespeare et au bout d’un an Byron, qui est tout ce qu’il [y] a de plus difficile en anglais.

Adieu, tout à toi et à ta famille.

Réponds-moi, pense à moi.

J’ai vu hier Orlowski festoyant chez lui avec des Polonais et des acteurs, et ensuite sur le port Jules Delamarre[2] fumant son cigare en gants blancs ! toujours la barbe et le rire à la coupe de là-bas — toujours — hein !


  1. Voir Mémoires d’un Fou (Œuvres de jeunesse inédites, I, p. 490).
  2. Officier de santé, que Flaubert, dit-on, peignit plus tard sous les traits de Charles Bovary.