Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0022
Tes réflexions sur V. Hugo sont aussi vraies qu’elles sont peu tiennes. C’est maintenant une opinion généralement reçue dans la critique moderne que cette antithèse du corps et de l’âme qu’expose si savamment dans toutes ses œuvres le grand auteur de Notre-Dame. On a bien attaqué cet homme parce qu’il est grand et qu’il a fait des envieux. On fut étonné d’abord et l’on rougit ensuite de trouver devant soi un génie de la taille de ceux qu’on admire depuis des siècles ; car l’orgueil humain n’aime pas à respecter les lauriers verts encore. V. Hugo n’est-il pas aussi grand homme que Racine, Calderon, Lope de Vega et tant d’autres admirés depuis longtemps ?
Je lis toujours Rabelais et j’y ai adjoint Montaigne. Je me propose même de faire plus tard sur ces deux hommes une étude spéciale de philosophie et de littérature. C’est, selon moi, un point d’où est parti la littérature et l’esprit français.
Vraiment je n’estime profondément que deux hommes, Rabelais et Byron, les deux seuls qui aient écrit dans l’intention de nuire au genre humain et de lui rire à la face. Quelle immense position que celle d’un homme ainsi placé devant le monde !
Non, le spectacle de la mer n’est pas fait pour égayer et inspirer des pointes, quoique j’y aie considérablement fumé et pantagruéliquement mangé de la matelote, barbue, laitue, saucissons, oignons, durillons, raves, betteraves, moutons, cochons, gigots, aloyaux.
J’en suis venu maintenant à regarder le monde comme un spectacle et à en rire. Que me fait à moi le monde ? Je m’en importunerai peu, je me laisserai aller au courant du cœur et de l’imagination, et si l’on crie trop fort je me retournerai peut-être comme Phocion, pour dire : quel est ce bruit de corneilles !