Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0020

Louis Conard (Volume 1p. 25-27).

20. AU MÊME.
Samedi soir 24. [juin] 1837.

(Saint Jean, jour le plus long de l’année, et dans lequel il arrive par hasard que ce farceur de soleil, parmi toutes ses bêtises, endosse l’habit du dimanche, se rougit comme une carotte, fait suer les épiciers, les chiens de chasse, les gardes nationaux, et sèche les étrons déposés au coin des bornes.)

J’espère que maintenant ta fureur de places s’est passée et ta lettre de vendredi m’a rassuré, car il me semblait voir bientôt entrer dans ma chambre un régiment de bulletins et de places retenues, tous et toutes sautant, dansant, tourbillonnant en nues épaisses autour de mon chevet, sur mes tables et dans mes rideaux. Nous avons eu 5 jours de vacances pendant lesquelles j’ai fait le métier que je fais depuis bientôt 16 ans, j’ai vécu, c’est-à-dire je me suis ennuyé, exceptons pourtant les jours que j’ai passés avec Alfred Le Poittevin qui sont : 1o  le dimanche où nous avons été à Radepont ; 2o  mardi dont j’ai bu et mangé la soirée à table chez lui. Quant aux autres jours, ç’a été comme les autres, l’eau a passé de même dans la rivière, mon chien a mangé sa soupe comme de coutume, les hommes ont couru, bu, mangé, dormi, et la civilisation, cet avorton ridé des efforts de l’homme, a marché, trottiné sur ses trottoirs, du port elle a regardé les bateaux à vapeur, le pont suspendu, les murailles bien blanches, les bordeaux protégés par la police, et chemin faisant, ivre et gaie, elle a déposé au coin des murs, avec les écailles d’huîtres et les tronçons de choux, quelques-unes de ses croyances, quelque lambeau bien fané de poésie ; et puis, détournant ses regards de la cathédrale et crachant sur ses contours gracieux, la pauvre petite fille déjà folle et glacée a pris la nature, l’a égratignée de ses ongles et s’est mise à rire et à crier tout haut, mais bien haut, avec une voix aigre et perçante : « J’avance ! » — Pardon de t’avoir insultée, ô pardon, car tu es une bonne grosse fille qui marches tête baissée à travers le sang et les cadavres, qui ris quand tu écrases, qui livres tes grosses et sales mamelles à tous tes enfants, et qui as encore la gorge toute cuivrée et toute rougie des baisers que tu leur vends à prix d’or. Oh ! cette bonne civilisation, cette bonne pâte de garce qui a inventé les chemins de fer, les prisons, les clysopompes, les tartes à la crème, la royauté et la guillotine ! — Tu me vois en bonne veine de délire et d’exaltation. Eh ! bon Dieu ! pourquoi, quand la plume court sur le papier, l’arrêter dans sa course, la faire passer subitement de la chaleur de la passion au froid de l’écritoire et lui faire gagner une fluxion de poitrine à cause de la sueur qu’elle a gagnée, cette pauvre plume.

Maintenant que je n’écris plus, que je me suis fait historien (soi-disant), que je lis des livres, que j’affecte des formes sérieuses et qu’au milieu de tout cela j’ai assez de sang-froid et de gravité pour me regarder dans une glace sans rire, je suis trop heureux lorsque je puis, sous le prétexte d’une lettre, me donner carrière, abréger l’heure du travail et ajourner mes notes, voire même celles de M. Michelet ; car la plus belle femme n’est guère belle sur la table d’un amphithéâtre avec les boyaux sur le nez, une jambe écorchée, et une moitié de cigare éteint qui repose sur son pied. Ô non ! c’est une triste chose que la critique, que l’étude, que de descendre au fond de la science pour n’y trouver que la vanité, d’analyser le cœur humain pour y trouver égoïsme, et de comprendre le monde que pour n’y voir que malheur. Ô que j’aime bien mieux la poésie pure, les cris de l’âme, les élans soudains et puis les profonds soupirs, les voix de l’âme, les pensées du cœur. Il y a des jours où je donnerais toute la science des bavards passés, présents, futurs, toute la sotte érudition des éplucheurs, équarrisseurs, philosophes, romanciers, chimistes, épiciers, académiciens, pour deux vers de Lamartine ou de Victor Hugo ; me voilà devenu bien anti-prose, anti-raison, anti-vérité, car qu’est-ce que le beau sinon l’impossible, la poésie si ce n’est la barbarie, le cœur de l’homme, et où retrouver ce cœur quand il est sans cesse partagé chez la plupart entre deux vastes pensées qui remplissent souvent la vie d’un homme : faire sa fortune et vivre pour soi, c’est-à-dire rétrécir son cœur entre sa boutique et sa digestion […]