Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0009

Louis Conard (Volume 1p. 10-11).

9. AU MÊME.
Rouen, ce 11 septembre 1833.
Cher Ernest,

Je ne profite point de la même occasion que toi pour t’écrire parce que le domestique de ton oncle devait partir aujourd’hui. Ce n’est point là la cause, car en une journée j’aurais eu le temps de t’écrire une lettre, mais c’est qu’il a dit à Pierre qu’il fallait que la réponse fût portée chez l’abbé Motte[1] avant sept heures du matin, et comme je ne suis point matinal je n’aurais pu te faire une réponse honnête avant sept heures du matin.

Voici deux lettres que je t’écris et pour ces deux lettres tu ne m’as fait qu’une réponse, et encore elle n’est point grande. Tu voudras bien dire à tes bons parents qu’il est presque certain que nous n’aurons point le plaisir de les aller voir, parce que maman a reçu des nouvelles de Pont-l’Évêque qui ne sont point rassurantes. Tu peux être bien sûr que s’il ne tenait qu’à moi il y aurait déjà longtemps que je serais au sein de ta famille et dans les bras de mon cher Ernest.

Tu m’engages à faire des répétitions, mais je ne puis beaucoup travailler aux pièces toi n’y étant pas, c’est égal, nous vivons, c’est le principal.

Je tâcherai de faire de mon mieux que le théâtre soit soigné. Un des fils de Monsieur Viard m’a donné une fort bonne idée pour les portes de côté, c’est d’y mettre des baguettes et la manière dont elles doivent être mises aura un résultat excellent. Tâche, cher Ernest, de venir me voir. Quant à moi le sort en est jeté, je ne puis venir t’embrasser. L’homme propose et Dieu dispose (comme dit M. Delamier à la fin de la dernière scène de la pièce intitulée « le Romantisme empêche tout »).

Louis-Philippe est maintenant avec sa famille dans la ville qui vit naître Corneille. Que les hommes sont bêtes, que le peuple est borné… ! Courir pour un roi, voter 30 mille Francs pour les fêtes, Faire venir pour 2,500 fr. des musiciens de Paris, se donner du mal pour qui ? pour un roi ! Faire queue à la porte du spectacle depuis trois heures jusqu’à huit heures et demie, pour qui ? pour un roi ! Ah !!! que le monde est bête. Moi je n’ai rien vu, ni revue, ni arrivée du roi, ni les princesses, ni les princes. Seulement j’ai sorti hier soir pour voir les illuminations, encore parce que l’on m’a vexé. Adieu, mon cher Ernest, tâche de venir puisque moi je ne le puis. Adieu.

Embrasse pour moi tout ton monde. Réponds-moi et écris-moi une lettre au moins aussi longue que la mienne. Adieu, mon cher ami, le tien jusqu’à la mort.


  1. Oncle d’Ernest Chevalier.