Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0010
Reviens, reviens, vie de ma vie, âme de mon âme.
Tu me la rendras, la vie, si tu viens me voir, car je voudrais encore composer avec l’ami Ernest. Je voudrais le voir à mes côtés, l’entendre, lui parler ; la vacance serait du double meilleure. Et ne crois pas que j’exagère, non du tout je ne dis que la stricte vérité. Et je suis dégoûté de la vie si tu ne viens pas.
Maintenant te faut-il parler de mon voyage ? Eh bien j’ai vu en passant le célèbre château de Robert le Diable restant là sur le haut de la montagne, immobile, muet et détruit, semblant par lui-même présenter une énigme à tous ceux qui regardent son front ridé par les siècles (c’est vraiment bien digne d’être le sujet des méditations de Dubreuil)[1].
Nous avons été à Trouville, j’y ai ramassé beaucoup de coquillages, j’en garde un bon nombre pour l’ami des amis. En les prenant sur la plage que venait à chaque instant mouiller chaque vague, je pensais à toi et me disais : si Ernest était là comme il s’amuserait.
Comme c’est beau, la mer, quand une belle tempête la fait mugir à mes oreilles ou bien quand des nuages brumeux englobent son horizon, quand elle vient se briser sur les rochers, oh ami, c’est un bien beau spectacle.
Nous avons pris quelques bains de mer pendant trois jours. Se baignait alors une dame, oh, une jolie dame, candide quoique mariée, pure quoiqu’à vingt-deux ans. Oh, qu’elle était belle avec ses jolis yeux bleus ! La veille nous la voyons rire sur le rivage à la lecture que lui faisait son mari, et le lendemain comme nous étions tous revenus à Pont-l’Évêque, nous avons appris… Ô douleur ! Ô malédiction…! qu’elle était noyée, oui noyée, cher Ernest, en moins d’un quart d’heure, la vague l’avait emportée… Ne sachant point nager elle disparut sous les eaux et son mari resté sur le rivage à la voir baigner la vit disparaître… C’était mourir. Ce qu’il y a de plus singulier c’est qu’elle se baignait avec deux autres jeunes gens qui revinrent à terre, mais elle… y revint, mais avec un filet… elle était morte !! Juge du désespoir de son époux. Maintenant faites des projets de plaisir, qui en peut mesurer les conséquences ! témoin cette pauvre dame qui courait à la mer pour s’y amuser et y trouva la tombe. Si c’eût été une dame de notre société, qu’aurions-nous fait ?
Je te prie au nom de tout ce que tu as de plus sacré de venir me voir ou bien de m’écrire bien souvent et des lettres bien longues. Fais bien des compliments à toute ta bonne famille de la part de la mienne et de moi aussi. Adieu, cher ami, le tien jusqu’à la mort.
De retour de mon voyage je vais me mettre à caleuser[2] un peu moins. Je suis arrivé hier soir. Réponds-moi le plus tôt possible.