Correspondance de George Sand et d’Alfred de Musset/Préliminaire 1

Texte établi par Félix DecoriE. Deman, libraire-éditeur (p. i-viii).

À mon Ami Émile AUCANTE


Mon cher Émile,

Vous connaissez toutes les lettres qui m’ont été écrites par Alfred de Musset, et toutes celles qu’il a reçues de moi. Vous savez que cette correspondance est la meilleure réfutation des calomnies dont j’ai été l’objet.

Parmi toutes ces calomnies, il en est quelques-unes qui m’ont blessée profondément, quelque habituée que je sois à tout supporter en ce genre ; et voici celles que je tiens à réduire à néant : L’accusation de jalousie littéraire ! Celle d’avoir été la cause d’une grave maladie, en suscitant à Alfred de Musset des chagrins antérieurs à cette maladie ; celle de l’avoir mal soigné, négligé, abandonné durant cette maladie ; de l’avoir affligé, menacé, chassé durant sa convalescence celle, enfin, de l’avoir rappelé et ramené à moi pour l’affliger et le menacer encore.

Tout cela est odieux et stupide, et si étranger à mon caractère, si contraire à mes instincts, que je n’éprouve aucun besoin de m’en justifier durant ma vie. Il me semble que la plupart de mes contemporains se lèveraient pour me dire que c’est inutile, que l’œuvre de toute ma vie proteste contre la haine de quelques-uns, et que je n’ai rien à prouver devant la conscience publique. Mes contemporains ont su que si, à cause de lui, j’avais été mal jugée, à cause de moi, lui aussi avait été accusé, parfois condamné. J’ai donc jugé à propos, pour lui comme pour moi, non de raconter notre histoire, mais de présenter, sous le voile de la fiction, une certaine situation, où d’autres que nous ont pu se trouver, et qu’il est facile d’expliquer avec logique, avec droiture, avec le sentiment de l’équité surtout.

Ce tableau d’une lutte morale, c’est Elle et Lui, un roman dont le sujet n’a rien de réel, mais dont le fond est profondément vrai et porte avec soi son enseignement utile pour tous : l’historique de certains états de l’âme, au siècle où j’ai vécu.

Mais l’appréciation de tout ceci peut devenir confuse pour ceux qui nous survivront. Quand notre présent sera leur passé, il en sortira un peu de légende, et la légende qui n’est qu’un ensemble de versions diverses, s’emparera du fait actuel et n’y laissera peut-être plus rien de vrai. Voilà pourquoi je tiens, dans l’intérêt de la vérité, à ce que la correspondance que je vous confie puisse être publiée un jour.

C’est votre avis, c’est celui de tous les amis sérieux que j’ai consultés.

Avant toute autre mesure, il s’agissait de mettre les autographes en sûreté. Nous y avons pourvu ensemble.

Quant à la publication, vous avez bien voulu vous en charger. Pleine de confiance en votre amitié dévouée, je vous donne ce mandat avec reconnaissance.

Mais vous me demandez des instructions écrites, et vous désirez qu’elles soient nettes et précises, autant du moins qu’il est possible de les formuler en pareil cas, sans vous enlever toute liberté d’action.

Il ne faut pas, en effet, qu’on puisse jamais vous accuser d’avoir trahi mes véritables intentions.

Voici donc ce qui est, de ma part, l’expression d’une volonté réfléchie et arrêtée :

1° La correspondance ne pourrait être publiée de mon vivant qu’autant que je viendrais à y consentir. Je tiens, vous le savez, à ce qu’elle soit publiée le plus tard possible. Il ne s’agit pas pour moi de réduire mes ennemis actuels au silence. Je ne m’occupe pas d’eux. Il s’agit de rétablir, au moyen de preuves irrécusables, le fait des choses accomplies.

2° Après ma mort, vous serez seul juge de la question de mode et d’opportunité de la publication. S’il vous paraît suffisant de ne faire paraître d’abord qu’une partie de la correspondance, sauf à la publier tout entière plus tard, vous serez libre de le faire. Vous conserverez aux lettres leurs véritables signatures, ou vous emploierez des noms fictifs, ou vous les publierez anonymes.

Au besoin, vous consulterez ma famille et mes autres amis ; mais vous resterez le maître de faire prévaloir votre propre appréciation.

3° Il ne devra être rien changé aux lettres, ni un mot, ni une virgule. Vous respecterez les suppressions, d’ailleurs peu nombreuses, que j’ai cru devoir faire de certains passages relatifs à des tiers, bien que vous me blâmiez énergiquement de ce que vous appelez, à ce propos, mon excès de mansuétude.

4° La publication faite, les lettres autographes devront être déposées, pour y rester à tout jamais, soit à la Bibliothèque impériale, soit dans telles autres archives publiques qu’il vous plaira de choisir, afin que toute personne puisse vérifier l’exactitude de la publication.

5° Les sommes formant le produit net de la publication, ou représentant les droits d’auteur, seront versées par vous dans la caisse d’un bureau de bienfaisance ou employées à de bonnes œuvres quelconques.

6° En prévision du cas où vous viendriez à mourir avant d’avoir publié ces lettres, j’ai choisi M. Alexandre Dumas fils pour vous remplacer, et, par respect de la vérité autant que par attachement pour moi, il s’est empressé, comme vous, de m’engager sa parole.

Mais une autre éventualité est à prévoir ; vous pouvez nous survivre à tous les deux, et cependant mourir vous-même avant d’avoir rempli la mission que je vous confie. Personne n’aurait plus alors aucun pouvoir pour publier.

Donc je vous autorise, s’il arrivait que, de nous trois, vous fussiez le survivant à déléguer à M. Louis Maillard, ou, à son défaut à une personne de votre choix, après vous être assuré de son acquiescement, le mandat que contient cette lettre, afin que cette personne puisse au besoin, après vous, exécuter toutes mes instructions.

Si c’est, au contraire, M. Alexandre Dumas qui nous survit, ce sera lui qui prendra les mêmes précautions.

Tout ceci réglé, je me repose sur vous, mon cher Émile, du soin d’accomplir avec une loyale affection pour moi, et un grand respect pour la mémoire d’Alfred, les volontés que je viens d’exprimer.

Signé : Aurore DUPIN
George SAND.