Correspondance d’Orient, 1830-1831/045

Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 319-335).
◄  XLIV.
XLVI.  ►

LETTRE XLV.

LES PRISONS DE CONSTANTINOPLE.

Péra, septembre 1830.

Quand j’ai quitté Paris, on s’occupait beaucoup des prisons ; c’était à qui proposerait un plan, une amélioration ; il y avait pour cela des comités, des assemblées, des journaux, des tribunes ; la charité était devenue académique, et les Quarante avaient des couronnes pour ceux qui écrivaient le mieux sur les prisons et les hôpitaux. Cette philantropie qui se répandait ainsi partout, caractérisait assez bien, ce me semble, une époque où tout le monde se ressouvenait d’avoir été en prison, où bien des gens pouvaient craindre d’y retourner. Préoccupé de tout ce que j’avais entendu à mon départ, j’ai voulu voir les prisons de Stamboul, j’ai voulu savoir si le despotisme, dans ses réformes, avait aussi songé à ses prisonniers ; j’aurais bien désiré avoir avec moi quelques-uns de nos docteurs de charité, et m’aider dans mes visites de la philanthropie savante de quelque comité avec son président ; mais je suis obligé de marcher seul dans une carrière nouvelle pour moi, et je crains bien que, dans tout ce que j’aurai découvert, il n’y ait pas même de quoi obtenir une mention honorable dans le concours des prix Monthion. Au reste, mon cher ami, c’est pour vous seul que j’écris, et j’espère que votre charité me pardonnera ce que mes renseignemens auront d’incomplet.

Nous avons commencé par les bagnes ; ce n’est pas sans peine que nous avons pu y pénétrer. Le capitan-pacha répondait toujours que, dans l’état où se trouvait l’arsenal, il avait quelque honte de le laisser voir aux étrangers. Après quelques jours d’attente, nous y sommes entrés sans permission et à l’insu du capitan-pacha. Nous voilà donc aux bagnes de Stamboul ; les anciens voyageurs nous font de ce lieu une peinture effrayante ; lorsqu’on l’a visité, on est porté à croire que les voyageurs ont mis de l’exagération dans leurs récits, ou que le gouvernement turc s’est relâché de ses rigueurs ; nous sommes d’abord entrés dans une cour entourée de hangars assez mal bâtis ; plusieurs prisonniers étaient étendus çà et là, enchaînés deux à deux ; quelques-uns circulaient librement ; nous n’avons pas vu là des figures plus tristes qu’aux bagnes de Toulon ; le bâtiment de la prison n’a rien de remarquable ; on y entre par une espèce de corridor obscur ; le rez-de-chaussée est occupé par les rayas, le premier étage par les Turcs. Chacune des nations tributaires envoie au bagne ceux qu’elle a condamnés d’après ses propres lois et par l’organe de ses chefs. Les prisonniers couchent sur des nattes grossières ; ils n’ont point d’autre meuble qu’un vase rempli d’eau ; on leur donne pour leur nourriture et pour leur entretien trois petits pains de demi-livre et dix paras par jour ; la charité publique fait le reste ; les plus malheureux reçoivent des secours de leurs co-religionnaires ; les gardiens veillent sans cesse ; les captifs sont surveillés dans leurs travaux ; on les surveille lorsqu’ils sont malades, on les surveille encore lorsqu’ils meurent, car on craint qu’ils ne s’échappent sous le triste déguisement du cercueil ; dans une des salles réservées aux Turcs, nous avons vu un vieil Osmanli, à la barbe blanche, à la robe flottante, le front paré d’un turban ; il était assis à terre, et plusieurs de ses compagnons d’infortune formaient un cercle autour de lui. C’étaient des janissaires condamnés à passer leur vie dans le bagne ; comme ils ne travaillaient point, leur condition ne leur paraissait pas trop dure ; nous avions vu, en entrant dans la cour, des prisonniers albanais qui venaient, comme les janissaires, expier leur révolte parmi les forçats du bagne ; ils avaient été pris dans les derniers combats livrés aux rebelles par le grand-visir, et la nouvelle de ces combats était à peine parvenue à Constantinople ; d’où il faut conclure que dans ce pays la justice va aussi vite que la renommée. Du reste, les nouveaux forçats venus de l’Albanie avaient un air fort calme, et paraissaient moins étonnés que nous de leur prompte arrivée à Stamboul.

Près du corridor ténébreux qui sert d’entrée à la prison, est une espèce de taverne dans laquelle on vend des comestibles ; nous y avons vu servir du moka et les murs y sont noircis par la fumée, du chibouc, ce qui prouve qu’il n’y a point de séjour en Turquie où le café et le tabac n’aient porté leurs consolations. On nous a montré, au fond du corridor, une chapelle à l’usage des prisonniers chrétiens ; quelques rayons de soleil échappés de la voûte descendent dans l’obscure enceinte, semblables à ces lueurs d’espérance qui brillent quelquefois dans l’âme des malheureux. Cette chapelle avait autrefois une cloche, privilège fort rare dans les états musulmans ; la cloche a été supprimée au siècle dernier, sous le prétexte qu’elle éveillait les anges qui dormaient sur le dôme d’une mosquée voisine. Les chrétiens ont eu autrefois jusqu’à trois chapelles dans le bagne, et les catholiques de Péra conservent encore le souvenir des missionnaires qui portaient des consolations aux prisonniers. J’ai voulu savoir si les Turcs avaient dans le bagne une mosquée, on m’a répondu que non ; l’islamisme ne va guère au-devant de ceux qui souffrent, et n’a point pour les captifs les tendres sollicitudes de la religion chrétienne.

J’étais accompagné d’un Français qui habite Péra, et qui a souvent visité le bagne et l’arsenal ; comment se fait-il, lui ai-je dit, que nous ne voyons personne au travail ? — Tous les travaux sont suspendus ; lorsque le capitan-pacha se repose, les forçats se reposent aussi ; quand on construisait des vaisseaux, ce lieu était un enfer ; la décadence et l’abandon de la marine en ont fait un paradis pour ceux qui l’habitent, surtout pour les Turcs. — J’ai demandé à mon guide s’il ne croyait pas que beaucoup d’innocens fussent confondus avec les coupables. Je crois comme vous, m’a-t-il répondu, que l’innocence a souvent habité ce séjour du crime ; mais si les prisonniers que renferme le bagne ont été condamnés avec précipitation et légèreté, ils ne portent pas du moins une marque infamante, cette marque qui ne s’efface jamais, et qui place éternellement hors de la société ceux que la justice n’a frappés que pour un temps. Dans ce pays, l’opinion ou la conscience du public ne s’associe pas à la justice humaine ; mais si elle ne préside pas à la décision des juges, elle n’ajoute pas au supplice des condamnés. Un raya ou un Musulman, après avoir reçu la bastonnade ou passé quelque temps au bagne, revient tranquillement chez lui, et rentre dans sa maison comme s’il revenait de la promenade ou du bazar ; aucun souvenir fâcheux ne le poursuit, ses parens et ses amis viennent le visiter ; il reprend ses occupations habituelles, et tout se passe autour de lui comme s’il ne lui était rien arrivé ; on se vante même quelquefois d’appartenir à un homme qui a été étranglé ou décapité. Les seuls criminels que poursuive le mépris public sont les meurtriers et les voleurs de grand chemin, auxquels la loi religieuse refuse la sépulture et les honneurs funèbres.

En sortant de la prison du bagne, nous avons visité l’arsenal, et nous y avons trouvé les choses comme l’avait dit le capitan-pacha. J’ai été présenté à l’officier principal de l’arsenal, que notre interprète a salué du titre de grand-amiral ; à ce mot de grand-amiral, il a regardé autour de lui, et nous avons remarqué sur son visage un sourire où se peignaient la surprise et la modestie. Nous avons pu compter treize vaisseaux de ligne, rangés près du rivage, mais ils semblent abandonnés ; on ne voit ni mousse aux cordages, ni sentinelle sur le pont, ni âme qui vive dans l’intérieur. Où sont les matelots, où sont les officiers et les commandans ? Comment fera-t-on mouvoir cette marine, à moins que les vaisseaux du grand-seigneur ne ressemblent à ceux que le roi des Phéaciens voulait donner à Ulysse, et que les dieux, nous dit l’Odyssée, avaient doués d’une intelligence miraculeuse qui leur tenait lieu de pilote.

Il existe dans l’arsenal une école pour la marine, on y enseigne les mathématiques d’après Bezout et Reynaud ; les élèves copient des cahiers sous la dictée des professeurs ; ils écrivent ou tracent des lignes et des figures de géométrie sur des tableaux d’ardoise ; ils sont divisés en plusieurs classes ; leur nombre s’élève à plus de deux cents. D’après les informations que j’ai prises, cette école pourrait fournir à l’état des hommes éclairés et utiles si le gouvernement ne lui enlevait ses élèves dès qu’ils savent quelque chose, et souvent même lorsqu’ils ne savent rien encore. L’école de l’arsenal a une chaire de français ; j’ai causé avec le professeur qui enseigne cette langue, il m’a paru un homme instruit ; je ne crois pas toutefois que les jeunes Turcs qui suivent son cours, aient beaucoup profité de ses leçons, car j’ai adressé quelques mots à plusieurs d’entre eux, et personne ne m’a répondu.


La position de l’arsenal m’a paru admirable ; on peut dire en général que dans le pays des Turcs il n’y a de beau que ce que les hommes n’ont pas fait. J’ai remarqué que les chantiers du grand-seigneur se trouvaient près du lieu où la flotte de Mahomet II fut lancée dans les eaux du hâvre, après avoir été transportée par terre à travers les vallées et les collines situées derrière Galata. L’officier qui nous accompagnait et que nous avions salué du titre de grand-amiral, nous a montré un tombeau où reposent, nous a-t-il dit, les restes d’un guerrier musulman, qui mourut au siège de Constantinople. Je lui ai fait quelques questions sur la flotte de Mahomet et sur l’entrée des Osmanlis dans Stamboul ; il s’est contenté de me montrer une seconde fois le tombeau du héros musulman, comme s’il eût voulu me dire que toute cette histoire était ensevelie sous la pierre, et que ce que je voulais savoir était le secret du cercueil.

En sortant de l’arsenal, nous avons été visiter la prison du séraskier. Le kiaïa, à qui nous nous sommes adressés, nous a donné un soldat pour nous accompagner dans notre visite. On n’a point fait de façon pour nous faire entrer ; il n’y a là ni verroux, ni guichet, ni corps-de-garde. Le geôlier a une figure comme un autre homme, et rien ne le distingue dans son costume ; nous ne l’avons même, reconnu que lorsqu’il a pris une clé, et qu’une porte s’est ouverte devant nous ; nous l’avons suivi, et lorsque je demandais encore où était la prison, on m’a répondu : Vous y êtes. Ce sont deux salles très-élevées qui se communiquent ; une natte est étendue à terre, une cruche d’eau au milieu ; un rayon de lumière pénétrait par une ouverture pratiquée dans la voûte. J’ai demandé au geôlier quel était le nombre des prisonniers ; il y en avait onze dans la salle des Turcs, et six dans celle des rayas. — Comment les traite-t-on ? — Comme vous le voyez. — De quoi vivent-ils ? — D’un peu de pain que je leur distribue, de ce qu’ils reçoivent de la charité ou de ce qu’ils ont apporté ici. — Sont-ils enchaînés ? — Quelques-uns. — S’en échappe-t-il ? — Rarement. — Se plaignent-ils de leur sort ? — Ils peuvent se plaindre de la fortune, mais non de la manière dont on les traite ici. — J’avoue que tout ce que j’apprenais me donnait une grande surprise. Comment se fait-il, me disais-je en moi-même, qu’on puisse n’être pas trop malheureux dans les cachots de la Turquie ! Et cependant je ne vois là ni conseil des prisons, ni comité de bienfaisance, ni dames de la miséricorde.

Lorsque nous sommes entrés dans la salle des Turcs, la plupart des prisonniers sont restés cou chés sur leurs nattes ; deux ou trois se sont approchés de nous, comme pour nous demander l’aumône ; je n’étais pas encore revenu de ma première émotion, et je n’ai pas eu l’esprit de leur faire la moindre question sur leur captivité. La chambre des Grecs m’a paru plus vaste que celle des Turcs ; tous les prisonniers étaient groupés autour d’un jeune homme qui avait la fièvre ; le rayon de lumière qui partait du dôme ou de la voûte, pour éclairer la salle, tombait dur le front du jeune prisonnier, et nous montrait la pâleur de son visage ; si j’avais été peintre, je n’aurais pas manqué cette occasion de faire un beau tableau.

Gardez-vous long-temps vos prisonniers ? ai-je dit au geôlier. — On ne fait guère que passer dans cette prison comme dans un caravansérail. — J’avais lu dans les livres qu’en Turquie le juge est obligé de donner une attention particulière aux détenus, et d’examiner les motifs de leur détention. Les livres ajoutent que lorsque les preuves ne sont pas complètes, ou que les poursuites contré un accusé restent en suspens, le magistrat turc doit faire publier, par un hérault, son état d’emprisonnement ; s’il se présente des plaignans, l’instruction recommence, mais si au bout de quelques jours personne ne s’est présenté, le prisonnier est renvoyé sous caution. Le geôlier que j’ai interrogé là-dessus m’a répondu qu’il n’avait jamais entendu parler de tout cela. — J’ai cependant lu dans Mouradja-d’Ohson, lui ai-je dit, que la règle générale en Turquie, veut que personne ne puisse rester plus de trois jours en prison sans être jugé. — À ces paroles transmises par mon interprète, le geôlier m’a regardé avec une sorte de dédain ; j’ai pensé alors que toutes les législations du monde ont un beau idéal qu’il faut bien se garder de prendre à la lettre, et que les lois de chaque pays ont leur côté trompeur, je dirai presque leur hypocrisie, comme notre pauvre humanité. Les belles maximes que j’avais rappelées au geôlier ont pu être quelquefois proclamées par la magistrature et même par la législation turque ; mais chez un peuple où personne ne peut se plaindre d’un jugement, où la justice reste sans contrôle et sans autorité qui la surveille, où chaque pouvoir, chaque homme puissant a sa juridiction, comment voudrait-on que l’arbitraire n’eût pas pris la place de la loi, et qu’il rie fût pas arrivé en Turquie ce qui arrive dans nos pays civilisés ?

Si la détention d’un prisonnier ne se prolonge point au-delà de quelques jours, ce n’est pas en vertu d’une règle ou d’une loi qu’on puisse invoquer, mais uniquement parce que la justice chez les Turcs n’a pas l’habitude de se faire attendre, et qu’elle ressemble à la colère toujours prête à frapper. En sortant de la prison, nous avons été abordés dans la rue par une femme grecque dont le fils a été arrêté ; cette pauvre femme était tout en larmes, et sollicitait notre protection ; il y avait plus d’une semaine que son fils était retenu dans la prison ou dans le caravanséraï du séraskiér.

J’ai visité une autre prison qu’on appelle la prison de la Porte ; elle est située entre le port et le palais du grand-visir. Nous sommes d’abord entrés dans une cour étroite, gardée par quelques soldats ; sur une porte donnant dans la cour, étaient suspendues des chaînes comme celles qu’on y met aux pieds et aux mains des prisonniers ; le geôlier nous a conduits dans l’intérieur de la prison ; on y arrive par un escalier pratiqué dans une épaisse muraille. Le gardien a commencé par nous montrer les salles destinées aux prisonniers pour dettes ; les Grecs, les Arméniens, les Juifs et les Turcs ont des chambres séparées, car ces quatre nations ne peuvent nulle part vivre ensemble, et le malheur même ne saurait les réunir. On nous a fait voir la chambre des Bohémiens, c’est une véritable caverne qui paraît creusée dans le roc. Nous avons été conduits ensuite dans une salle plus sombre que les autres, où les prisonniers sont mis à la torture ; à la voûte sont fixés plusieurs anneaux de fer, auxquels on suspend les malheureux, lorsqu’on veut leur faire avouer leurs crimes, et connaître le lieu où sont leurs trésors. Je n’essaierai point de vous décrire cet appareil de la torture, qui vous ferait frémir et que le geôlier nous montrait comme la chose la plus ordinaire. En montant par un escalier plus obscur que le premier, nous sommes arrivé dans une salle assez vaste, qui n’a que les quatre murailles ; vous voyez, nous a dit le geôlier, la chambre des pachas ; les pachas ne l’habitent que fort rarement, soit qu’on les envoie ailleurs ou que la justice de la Porte se soit ralentie à leur égard. Près de là est une autre salle destinée aux hospodars de Valachie et de Moldavie ; la porte est doublée en fer ; le geôlier nous a dit que cette porte restait toujours fermée, depuis le temps où elle avait été maudite par un sultan dont on avait trompé la justice. J’ai questionné là-dessus le geôlier : je lui ai demandé quel était le sultan dont la justice avait été ainsi trompée, qu’elle avait été la dernière victime enfermée dans ce cachot ; il m’a répondu qu’il n’en savait rien, et qu’on ne le saurait qu’au jugement dernier. Je regrette que les vertus du pouvoir absolu soient aussi des mystères, car j’aurais eu quelque plaisir à vous les faire connaître en cette occasion : le despotisme qui se repent de ses rigueurs est un si bon exemple, même pour nos pays de liberté ! Une prison murée et maudite, parce que l’innocence y a gémi une fois, est un phénomène que je n’ai vu que dans la ville des sultans, et j’aurais voulu que le bruit put en retentir chez les peuples libres.

Cette prison de la Porte paraît avoir été bâtie du temps des Grecs ; elle ne ressemble pas du tout à celle du séraskier, ni à celle du bagne. J’avais été surpris de ne trouver personne dans les cachots et les chambres que nous venions de visiter ; j’ai demandé au geôlier où étaient ses prisonniers ; il nous a répondu que pour le moment il n’avait pour prisonniers que quelques femmes de mauvaise vie, enfermées dans un autre corps de bâtiment. Que vous dirai-je de ces cachots déserts, de ces chaînes suspendues, de ce geôlier réduit à la surveillance des murailles ! Je me rappelle avoir lu dans Claudien que, pendant les noces de Proserpine et de Pluton, aucune ombre ne traversa le Styx, et que personne ne descendit aux sombres rives. Le Tartare où personne n’arriva pendant un jour, où le nocher infernal s’étonnait de ne plus voir les pâles humains ; ne pourrait-il pas vous donner une idée de cette prison solitaire, où les chaînes restent suspendues à un mur, et dans laquelle le geôlier attend vainement des captifs ! Cependant le gardien qui a vu notre surprise, et qui éprouvait quelque confusion de se voir resté seul, car chaque homme à l’amour-propre de son métier, nous a expliqué la solitude de sa prison, en nous disant qu’il y avait partout des prisons dans Stamboul, et que chaque ministre, chaque pacha, chaque juge avait la sienne comme il avait sa juridiction et sa garde ; il ne s’agit pas pour cela d’élever d’épaisses murailles, de construira à grands frais des cachots : il suffit pour chacun de trouver dans sa maison ou dans celle de ses voisins, une chambre, un hangard, une cour, une enceinte fermée ; on ne fait pas plus de façon pour loger des prisonniers, qu’on n’en ferait dans un camp ou dans une armée.

Puisque j’en étais aux prisons, j’ai voulu voir celle du vaivode de Galata, qui est la prison de mon quartier. Un Arménien, qui lui-même avait passé quelques jours dans cette prison, a été mon guide ; cinq ou six piastres nous ont ouvert les portes ; quoique la prison du vaivode n’ait point l’aspect lugubre que je m’étais figuré, on y reconnaît néanmoins au premier abord le séjour de la douleur et de la misère. Ce sont de grandes salles carrées, où se trouvent d’un côté les prisonniers pour dettes, de l’autre tous les crimes, tous les délits entassés pêle-mêle ; comme les salles n’ont point de fenêtres, l’air n’y circule pas, et le soleil ne peut y pénétrer ; une pâle lueur du jour, descendue de la voûte, nous montrait autour de nous des groupes d’hommes accroupis par terre, qui respiraient à peine, et que la chaleur semblait étouffer. À l’aide de mon Arménien, j’ai échangé quelques paroles avec le geôlier. Je lui ai dit que je n’avais trouvé personne dans la prison de la Porte, et que la sienne était peuplée comme un bazar ; cette remarque a paru le flatter. Le nombre de ses prisonniers doit s’accroître encore, car les prisons dépendantes des corps-de-garde de Péra et de Galata viennent d’être supprimées, et tous les gens arrêtés par les patrouilles seront désormais conduits à la prison du vaivode. J’ai demandé au geôlier s’il avait dans sa prison des hommes accusés de meurtre, il m’a répondu que non. — Des voleurs ? — Un très-petit nombre. — La plupart des détenus ont vendu des comestibles au-dessus du prix fixé, ont fréquenté des lieux suspects ; quelques-uns sont arrêtés pour des querelles ; on nous a montré un prisonnier dont le crime était d’avoir appelé un émir, fils du ciel, enfant de la pluie. — L’ivrognerie et l’adultère vous amènent-ils des prisonniers ? — C’est un très-grand hasard qu’on arrête quelqu’un pour cela. L’adultère et l’ivrognerie sont aujourd’hui comme les poissons de la mer à qui il suffit pour n’être pas pris, d’éviter les lieux où les filets sont tendus.

La police du vaivode est très-active, et ne permet pas que sa prison reste jamais solitaire comme celle de la Porte. Il passe pour tirer de grands profits des fonctions qu’il exerce, et tous ceux qu’il peut faire arrêter sont ses tributaires. On m’assure qu’il tire parti de tous les scandales qui surviennent dans sa juridiction, et que souvent même il les provoque ; depuis quelques jours on parle à Péra d’un archimandrite grec qu’il a fait arrêter dans une maison suspecte, et dont il exige dix mille piastres ; le quartier de Galata n’a pas de vices et de mauvaises passions qui ne rendent quelque chose au vaivode ; la corruption des mœurs, les scènes scandaleuses, tous les genres de désordre sont pour lui un véritable trésor. Vous pensez bien que le geôlier de la prison ne reste pas en arrière, et qu’il regarde aussi comme ses contribuables tous les malheureux que la police lui amène. Il leur fait payer des bakchich ou gratifications pour toutes les commodités, qu’il leur donne et pour toutes les souffrances qu’il leur épargne, bakchich pour un rayon de soleil qui pénètre par un guichet, bakchich pour l’eau de la fontaine apportée par le saka, bakchich pour le chibouk dont la fumée dissipe les chagrins, bakchich pour un peu de place sur une natte ou sur un tapis qui n’est pas encore en lambeaux, etc., etc. ; avec tous ces bakchich, il n’y a pas moyen qu’un pauvre captif, qui est resté là une semaine, puisse en sortir avec un para dans sa poche. Du reste, je n’ai vu dans la prison du vaivode ni chaînes, ni cachots, ni instrumens de torture ; les prisonniers n’y subissent aucun mauvais traitement ; cette prison n’est regardée d’ailleurs que comme un simple dépôt.

J’ai borné là mes visites dans les prisons de Stamboul ; je terminerai mon récit par une seule réflexion : les prisons de ce pays m’inspirent un peu moins de terreur, depuis que je les ai vues ; si chez les Turcs on se joue de la vie des hommes, j’ai cru m’apercevoir qu’on se jouait un peu moins de leur liberté ; j’ai cherché dans les prisons le despotisme ottoman tel que nous nous le figurons en Europe, et je dois vous dire que je ne l’y ai pas trouvé.