Correspondance d’Orient, 1830-1831/044

Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 307-318).
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LETTRE XLIV.

LES KIOSQUES DU BOSPHORE

Á M. M……
Thérapia, septembre 1830.

Je ne vous ai rien dit encore de ce qui forme surtout la physionomie morale du Bosphore, je ne vous ai point parlé des kiosques et de ceux qui les habitent.

Les kiosques qu’on remarque le plus sur la rive droite ou sur la rive gauche du canal, appartiennent au sultan, aux sultanes, aux ministres de la Porte, aux grands seigneurs ou à quelques favoris du sérail. La magnificence ottomane n’offre rien ici d’extraordinaire ; ce sont des édifices en bois élégamment construits, avec des terrasses ornées de peintures, avec des plafonds dorés, des murs bariolés de paysages ; on y voit des bassins de marbre, des jets d’eau, des bains soutenus par de petites colonnes de porphyre, le tout accompagné de sentences du Coran tracées en lettres d’or ; le kiosque est ombragé par des sycomores, des platanes, des sapins ou des tilleuls ; ajoutez à cela des sentiers à petits cailloux semblables à des mosaïques, un parterre rempli d’œillets, de jasmins, de tubéreuses, et d’anémones ; là brille surtout la tulipe, car aux yeux des Turcs la tulipe est la reine des fleurs. Des nattes d’Égypte, des tapis persans, des divans recouverts en satin ou en cramoisi composent d’ordinaire l’ameublement d’un kiosque. Telles sont en général ces maisons de plaisance tant vantées. Les plus beaux palais n’ont point de parcs ; seulement quelques uns sont entourés de jardins. Ces jardins ne méritent point d’être remarqués ; il ne faut y chercher ni dessins, ni découpures élégantes, ni berceaux, ni allées, ni bancs de gazon ; les amateurs ne retrouveraient là rien de ce qu’on admire dans nos beaux jardins de France et d’Angleterre.

Quand l’ambassade turque revint de Pétersbourg, Mahmoud qui n’a jamais rien vu de plus beau que ses maisons de plaisance, demanda à Khalil-pacha qui est aujourd’hui capitan-pacha, si le palais d’été du czar surpassait en magnificence le kiosque de Stavros, sur la rive asiatique ; l’ambassadeur musulman ayant répondu que le palais de l’empereur moscovite était plus magnifique, le Sultan fit alors agrandir son kiosque de Stavros et lui donna une tournure européenne d’après les nouveaux plans qu’on lui avait montrés ; les courtisans et les favoris du sérail, pour faire la cour au Sultan, se mirent à suivre son exemple, et le Bosphore vit s’élever sur ses rives des pavillons plus ou moins semblables à ceux qui bordent la Néva.

Le grand-seigneur passe la belle saison sur ces rivages ; il va de kiosque en kiosque, menant avec lui quelques favoris, ses gardes et ses itch-oglans. La chronique scandaleuse n’a point épargné celui que les Musulmans appellent l’ombre de Dieu. Les kiosques du Sultan n’ont plus de mystères ; et la curiosité maligne à pénétré tous les secrets. On se dit tout bas sur les rives du Bosphore que Mahmoud oublie avec des courtisanes grecques les cinq cents épouses du sérail, qu’il se plaît au milieu des danses les plus lascives, et que nos meilleurs vins d’Europe lui servent à faire des libations abondantes au génie de la civilisation. Il y aurait du danger à vouloir s’assurer ici de la vérité, et personne ne se vanterait d’avoir vu tout cela de ses propres yeux ; mais ces bruits transpirent au milieu du peuple et donnent de l’humeur aux vrais croyans ; pour moi, je n’en crois tout juste que ce qu’il faut pour animer les paysages du Bosphore. Il y a huit ou dix ans que dans ces mêmes kiosques on ne s’occupait que de faire couper des têtes ; j’aime encore mieux excuser les faiblesses de l’humanité que d’avoir à déplorer les sanglans arrêts du despotisme.

Le Sultan peut avoir des kiosques tant qu’il veut ; la construction de ces sortes d’édifices n’est ni longue, ni dispendieuse, et puis sa hautesse ne se fait point, scrupule de s’approprier les maisons qui lui plaisent. Il lui arrive quelquefois de faire présent d’un pavillon à l’un de ses ministres ou de ses courtisans, et quand le possesseur passager (brevis dominus) a dépensé beaucoup d’argent pour embellir sa nouvelle demeure, il lui faut dire adieu au jardin qu’il avait arrangé selon ses goûts, au kiosque, dont il faisait ses délices : linquenda tellus, et domus. C’est ce qui est arrivé, il y a peu de temps, au séraskier pacha.

En remontant ou en descendant le canal, vous avez vu le nouveau kiosque du séraskier-pacha, celui du secrétaire du Sultan (Moustapha-effendi), celui du ministre d’Égypte (Nedjib-effendi) ; le pavillon du ministre de Méhémet-Ali se distingue par une élégante simplicité ; point d’éclat, point de luxe et d’ornemens frivoles. Nedjib-effendi passe pour un des hommes les plus recommandables de l’empire ; on vante ses mœurs douces, ses bonnes manières ; les jeunes seigneurs de Stamboul le prennent pour modèle, et les Francs qui ont eu des rapports avec lui le proclament le plus tolérant des Osmanlis. On m’a dit que la plupart des nobles habitans du Bosphore mènent une joyeuse vie ; chaque kiosque a son harem avec ses voluptés et ses mystères, et les riches effendi, entourés de houris grecques ou musulmanes, trouvent ici un paradis semblable à celui que leur a promis le prophète.

On m’a montré, au nord de Scutari, à Eukuz-Limani, le kiosque où le reis-effendi recevait les ambassadeurs chrétiens, dans la dernière guerre avec les Russes ; tout le corps diplomatique s’y rassembla plusieurs jours de suite, car les aigles moscovites s’approchaient de Stamboul, et déjà le grand-seigneur avait fait demander aux ambassadeurs de France et d’Angleterre s’ils le suivraient en Asie. Cependant le reis-effendi ne perdait rien de son immobile gravité, et n’oubliait aucune des cérémonies en usage chez les Orientaux. Avant d’ouvrir chaque conférence où il s’agissait du salut de l’empire, le ministre ottoman aurait cru manquer à l’Europe, manquer à la dignité de son gouvernement, s’il n’avait donné la pipe, le café et les parfums aux excellences chrétiennes. Figurons-nous d’illustres plénipotentiaires qu’on appelle dans le plus grands péril, et qui passent d’abord une demi heure à souffler dans un tuyau de jasmin ou de cerisier ; du reste, la paix n’en fut pas moins conclue, ce qui prouverait au besoin qu’on peut sauver un empire et fumer en même temps son chibouk.

Ce ne sont pas seulement les princes de l’islamisme et les grands de Constantinople qui se choisissent des retraites sur ces bords ; il n’est pas de marchand turc, grec, arménien ou juif qui, après être resté tout le jour accroupi dans sa boutique, ne vienne se distraire dans un kiosque dé la rive droite ou de la rive gauche. Tous ces marchands ont ordinairement des kiosques fort modestes et qui n’appellent point les regards ; il leur suffit d’avoir une vue sur le Bosphore, quelques platanes pour se garantir du soleil ; ils ne viennent point ici pour se montrer mais pour cacher leur vie.

Une chose a pu vous attrister en parcourant le Bosphore, c’est la vue des palais et des maisons qui appartenaient aux hommes puissans ou aux riches sur qui sont tombées les foudres du sérail. N’avez-vous pas éprouvé un sentiment pénible à l’aspect du kiosque du fameux Halet-effendi qui gouverna l’empire et dont on cherche vainement le tombeau ? Ce palais, qui pendant quelque temps fut habité par la veuve d’Halet-effendi, est maintenant la demeure de la fille du Sultan. On ne peut voir sans émotion le kiosque des quatre frères Douz-oglou, longtemps chargés de la direction de la monnaie ; deux furent décapités à la porte du sérail, et les deux autres pendus à la porte de leur jardin ; le pacha du Bosphore occupe ce kiosque avec un régiment ; la maison subit chaque jour des dégradations nouvelles, et je ne crois point qu’Ahmed-pacha songe à la réparer. On remarque à Kourou-tchesmé le kiosque du banquier juif Askiel qui fut étranglé en 1826, parce qu’il avait refusé de faire les avances pour la construction d’une caserne. Le kiosque est resté à la veuve d’Askiel, car, en confisquant les biens de ceux qu’elle frappe, la justice impériale fait toujours la part des veuves. Que de favoris, de gens en place, d’hommes riches, tristes victimes du despotisme, ont pu s’écrier comme ce Romain dans les guerres civiles : Ô ma maison d’Albe ! Une chronique qui nous raconterait en quelles mains ont passé tour à tour les plus belles maisons du Bosphore, ne serait-elle pas l’histoire de la cour impériale, peut-être même de l’empire ? Mais une pareille histoire gâterait singulièrement tous ces beaux paysages, elle entretiendrait les habitans de ces rives dans de continuelles alarmes et serait pour eux comme ces tristes inscriptions qu’on trouve quelquefois sur les tombes musulmanes : Bou guioun bana iça yarin sana dur (aujourd’hui pour moi, demain pour toi). Pourtant malgré ces souvenirs et ces terreurs, l’osmanli ou le raya revient sans cesse vers ces bords et se plaît à y bâtir des demeures ; je ne m’étonne plus d’avoir vu à Stromboli des villages construits au pied du volcan.

Le despotisme a des rigueurs pour tout ce qui l’entoure ; il ne se contente pas d’enlever aux un leurs trésors, aux autres leur puissance ; les pacifiques loisirs de la philosophie lui portent quelquefois ombrage, l’étude lui paraît suspecte et la science a l’air d’une trahison. Près du village d’Orta-Keuï, vivait un philosophe turc, d’une famille d’ulémas, nommé Chani-Zadé, qui a écrit plusieurs ouvrages sur la médecine et l’histoire naturelle ; tranquille dans son kiosque, il ne songeait qu’à étendre ses connaissances ; plusieurs langues d’Europe, entre autres la langue française lui étaient familières, et nos meilleurs ouvrages d’Occident charmaient sa solitude. Chani-Zadé aimait à cultiver les fleurs, à étudier les plantes ; son bonheur était de pouvoir placer un livre d’Europe dans sa bibliothèque ; une plante de nos pays dans son jardin. Mais l’intrigue et le mensonge, qui n’épargnent personne, vinrent troubler les jours du philosophe musulman ; les janissaires étaient tombés depuis peu sous les coups du sultan Mahmoud, et Chani-Zadé, accusé par des envieux d’avoir tenu des propos contre le gouvernement, fut exilé dans l’Asie-Mineure en 1827. L’héritier de son kiosque n’a pas la réputation d’un philosophe ni d’un savant ; c’est le secrétaire et le favori de Mahmoud, Moustapha-effendi, qui ne passe point ses journées à lire nos ouvrages d’Europe ni à faire de la botanique ; mais peut-être un jour la disgrâce le rendra sage, et, philosophe à son tour, il enviera le destin de ceux qui n’ont jamais vu que de loin la magnificence des sultans.

Le souvenir des Arméniens exilés retient ici à la pensée du voyageur ; un arrêt cruel vint les frapper dans leurs retraites du Bosphore ; on les dépouilla de tout ce que leur industrie avait amassé, et le despotisme leur laissa à peine vingt-quatre heures pour sortir de leurs foyers. Ces malheureux ne purent rien emporter de leurs trésors, et plusieurs sont morts de misère sur les chemins et dans les solitudes de l’Asie-Mineure. Ceux qui n’ont point péri gémissent maintenant peut-être dans les pauvres cabanes des déserts, tandis que leurs beaux kiosques du Bosphore, envahis par des favoris du sérail, entendent des chants joyeux et le bruit des festins. Quelques-uns de ces kiosques n’ont pas été trouvés indignes de devenir des habitations impériales.

D’autres souvenirs que ceux de la proscription nous attristent aussi sur les bords du canal ; le Bosphore a sa chronique du crime ; et cette chronique nous révèle de terribles mystères. Si je pouvais interroger les familles, j’entendrais des récits dont la sombre horreur couvrirait de deuil ces rivages délicieux. Tous ceux, qui la nuit portent leurs pas vers le détroit, ne viennent point pour y admirer la douce teinte des ombres et les étoiles tremblantes dans les eaux. La même gondole qui la veille aura transporté sur l’une ou l’autre rive de joyeux promeneurs, s’avance sans bruit à la faveur des ténèbres avec un fardeau recouvert d’une toile grise ; c’est un fardeau qui se meut et qui respire ; bientôt les flots le reçoivent, et le linceul s’enfonce dans l’abîme. La vague s’écoule comme si aucun crime n’avait été commis ; elle continue à jouer avec les pâles rayons de la lune, et le gondolier regagne en silence le rivage qu’il a quitté. Que de femmes musulmanes ou chrétiennes ont ainsi disparu dans les eaux du canal ! Que de victimes ont été ainsi immolées par l’intrigue, la jalousie ou la vengeance ! Ces horribles secrets ne sont confiés qu’aux ténèbres de la nuit et aux profondeurs du Bosphore. Quand les coupables viennent respirer sur ces bords le parfum des fleurs et la fraîcheur de la brise, ne craignent-ils jamais que de pâles images ne sortent du sein des flots pour les accuser ou les maudire ?

Mais pourquoi rappeler le deuil ? Pourquoi me laisserai-je attrister par la vue du cyprès quand le myrte est là qui fleurit sous mes yeux ? Les rivages du Bosphore m’ont rendu la santé, et avec elle le courage et la joie de l’esprit. Je veux écarter toutes les pensées mélancoliques, tous les souvenirs affligeans. D’ailleurs quel coin de terre ne recèle point de noirs secrets ? il y a des larmes à verser et des victimes à plaindre partout où l’homme a passé.

Je fais chaque jour de nouvelles promenades à cheval ou dans un caïque ; les vingt-huit villages qui bordent le double amphithéâtre du canal ont passé successivement devant moi. Toutes ces bourgades avaient dans l’antiquité un nom qu’elles ont perdu depuis long-temps ; les noms classiques ont été remplacés par des dénominations musulmanes que je craindrais d’écrire incorrectement. Ne me reprocherez-vous point de traiter ici les Turcs comme Anne Comnène traite les Francs, lorsqu’elle dédaigné de prononcer ces noms occidentaux qu’elle appelle barbares ? Plusieurs villages du Bosphore portent le nom d’un arbre, d’un fruit ou d’une fleur ; c’est une remarque qu’il faut faire à la louange du génie turc qui met de la poésie dans presque tous les noms propres ou les noms de lieu. Les villages de la côte asiatique ne sont guère habités que par des Musulmans, car cette terre, comme chacun sait, est plus particulièrement le partage des enfans de l’islamisme. La population de la côte européenne est surtout composée de Grecs ou d’Arméniens. J’ai eu plus d’une fois l’occasion de remarquer que les Musulmans de la rive d’Europe sont moins hospitaliers et moins polis envers les Francs que les Musulmans de la rive asiatique. Les Turcs d’Europe sont rudes et ombrageux ; c’est peut-être parce que nous leur avons donné nos vices, peut-être aussi parce que ne se regardant que comme des étrangers sur cette terre, ils se croient obligés de vivre dans une continuelle défiance. Les Osmanlis d’Asie se regardent là comme chez eux ; ils croient que personne ne viendra les troubler dans leurs demeures ni dans leurs sépulcres ; ils restent bons et hospitaliers comme la nature les a faits.

Cette lettre sera la dernière que je vous adresserai de Thérapia ; je ne vous donne point mes lettres sur le Bosphore comme une description complète des deux rives. Si j’écrivais à quelque érudit ou à quelque savant de notre âge, je me serais arrêté à toutes les baies, à tous les promontoires, à tous les lieux qui sont cités dans la géographie ancienne ; je vous aurais nommé les trente rivières qui se jettent dans le détroit, les cinquante vallées qui aboutissent à cette mer ; ce que vous me demandez, ce sont des tableaux et des observations de mœurs, c’est le récit de ce que je vois, l’expression de ce que je sens. Vous n’aviez pas besoin de quitter Paris pour connaître la partie scientifique du Bosphore, car elle se trouve dans beaucoup de livres ; aussi me suis-je borné à des images, à des points de vue, sans craindre de passer à vos yeux pour superficiel ; ce sont des distractions de malade que je vous abandonne, ce sont des causeries, des impressions ou des souvenirs qui ne doivent point sortir de Péra, si toutefois ces feuilles légères arrivent jusques sur votre colline, et si dans leur trajet de Thérapia à Tophana, le vent du Bosphore ne les emporte point.

P…