Correspondance d’Orient, 1830-1831/034s

Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 175-192).

SUITE
DE LA LETTRE XXXIV.

LES POLICES DE CONSTANTINOPLE.

Péra, 30 août 1830.

J’aurais voulu vous parler de la police et de ceux qui la font, car on a souvent dit que la police était le miroir des grandes cités ; mais les documens sur ce point ne sont pas faciles à obtenir. Si le despotisme est une idée simple, rien n’est souvent plus compliqué que les moyens qu’il emploie. Il en est ici de la police comme il en est par tous pays des choses dont tout le monde est chargé ; on est à peu près sûr que personne ne s’en occupe sérieusement. Chaque homme important a sa police ; on fait la police dans tous les corps-de-garde ; le sultan, le grand-visir, le seraskier s’en mêlent quelquefois et la font en personne. Au milieu de toutes ces polices, le voyageur qui a parcouru les différens quartiers de Stamboul, se demande quelle est celle qui est chargée de nettoyer la ville et de faire enlever les ordures. Il paraît que jusqu’ici on s’en est reposé sur les pluies qui balayent les rues et les places publiques, sur les chiens et les vautours qui dévorent les animaux morts. Je dois vous annoncer néanmoins, qu’au moment où j’écris cette lettre, on publie sous ma fenêtre un firman qui ordonne à tous les habitans de la ville de balayer devant leurs portes ; on me dit que cet ordre émane du kaïmacan ; je prends note d’une si heureuse innovation, et je veux que la nouvelle en retentisse dans nos pays civilisés.

On ne peut parler de la police de salubrité sans parler de la peste qui ravage si souvent Constantinople, et dont on attribue les fréquentes apparitions à la malpropreté de la ville. Ce reproche fait à l’insouciance de l’administration musulmane n’est pas sans fondement, mais je crois que l’invasion habituelle du fléau tient à plusieurs autres causes qu’on n’a pas indiquées. Je vous ai déjà dit que les Turcs, entretiennent leur propreté par de fréquentes ablutions, et que leurs maisons y sont en général bien tenues, les familles n’y sont point entassées, et le terrain sur lequel la ville est bâtie, présente presque partout, un plan incliné qui ne permet pas aux immondices de séjourner trop longtemps. La malpropreté ne suffit donc pas ici pour expliquer les ravages de la contagion ; il me semble qu’on pourrait plus raisonnablement les attribuer au défaut de surveillance pour l’introduction des marchandises et l’arrivée des étrangers ; mais il est probable que les précautions sur ce point essentiel ne seront jamais prises. Comment déterminer-les Turcs à veiller sur toutes les avenues de Stamboul ? Comment les déterminer à se mettre, à la fois sur la défensive du côté de la terre et du côte de la mer ? Si jamais la Porte consentait à prendre toutes les mesures nécessaires, elle serait aussitôt arrêtée par les réclamations du commerce, et surtout par les préjugés nationaux. Toutes les fois qu’il a été question de fonder un régime sanitaire, le commerce a protesté, et le fanatisme musulman s’est plaint de l’espèce de violence qu’on faisait à la fatalité. Il y a quelques jours qu’on a voulu établir une espèce de quarantaine pour les navires venus de l’Égypte et de la Syrie : on a mis un embargo sur les marchandises, et les matelots ainsi que les passagers ont eu la permission de débarquer. Une autre fois sans doute on retiendra les passagers et les matelots, et les marchandises pourront être transportées à terre. C’est ainsi qu’on ne fera jamais les choses qu’à moitié, ce qui n’arrêtera ni les murmures du peuple ni les progrès du mal. La peste ne s’est point montrée ici depuis deux ans, et c’est la providence seule qu’il faut en remercier.

Mais revenons à la police. L’exécution des lois somptuaires à été de tout temps une de ses principales attributions. Quoique l’habillement des Turcs, comme je vous l’ai dit dans ma précédente lettre, ait subi beaucoup de changemens, il ne faut pas croire néanmoins qu’on ait proclamé à Constantinople la liberté des costumes, et que chacun soit le maitre de s’habiller comme il l’entend. Les réglemens pour les rayas sont toujours les mêmes ; Si un raya s’avisait de porter un manteau blanc ou écarlate au lieu d’un manteau noir ou brun, si un Arménien ne portait pas des bottines couleur cerise, si un Juif ou un Grec se montrait avec des babouches jaunes, la révolte serait notoire et la punition exemplaire. Il n’est pas permis aux Turcs de paraître dans les rues avec certaines formes de turban ; j’ai vu tout un bazar en émoi, parce qu’un étranger avait commandé un kahuk défendu par les dernières ordonnances. Ce qu’il y a de singulier dans cette révolution des costumes, pour ce qui concerne les Osmanlis, c’est que les interdictions sont tombées sur ce qui était ancien, bien plus que sur ce qui était nouveau ; les Turcs sont libres d’adopter la plupart des formes de vétemens qui ressemblent à nos vêtemens d’Europe, et ceux qui usent de cette permission présentent une étrange bigarrure ; ceux-ci ont pris nos bottes, nos souliers ou nos pantalons, ceux-là nos redingotes ; on ne rencontre que-des gens habillés moitié à la franque, moitié à la turque, adoptant quelques-uns de nos habillemens européens, conservant un reste des costumes asiatiques. Au milieu de tous ces travestissemens, de toutes ces métamorphoses, on s’étonna néanmoins de n’avoir, point encore vu le chapeau ni rien qui en approche, les ulémas ont fait observer que cette coiffure empêcherait les vrais croyans de toucher la terre avec leur front dans la prière du namaz ; d’après cette considération, le chapeau des Francs est resté interdit aux disciples du prophète, et la police ne souffre pas que le signe distinctif dés giaours paraisse sur la tête d’un Osmanli ou même d’un sujet tributaire.

Rien n’était plus sévère autrefois que la police des mœurs, on s’est relâché sur ce point mais de temps à autre on voit encore des exemples de sévérité. Dans la rue que j’habite, un pâtissier recevait chaque nuit deux femmes avec lesquelles il s’enivrait ; tout le monde a été arrêté dans la boutique ; le pâtissier après avoir reçu la bastonnade est revenu le lendemain chez lui, pouvant à peine se tenir sur ses pieds, on n’a pu savoir ce qu’étaient devenues les femmes ; on suppose qu’elles ont été retenues en prison. Quelques personnes croient qu’elles ont été jetées dans les eaux du Bosphore. On sacrifie ainsi quelques victimes au vieux fanatisme ; on renchérit même sur les anciennes rigueurs, car l’hypocrisie est quelquefois plus sévère que la vertu.

Il existe une police particulière pour les voleurs, les filous et les filles publiques ; le sous-bachi qui dirige cette police s’appelle beudjek (insecte). On m’a raconté qu’il y avait eu à Constantinople une police qui n’était faite que par des voleurs. L’officier chargé de ce département singulier, portait le titre de zindam hassekiti (gardien de la prison). Cette police n’a jamais fait grand bruit et n’a pas laissé beaucoup de traces, car il y a ici des gens qui n’en ont jamais entendu parler ; elle était d’ailleurs incomplète et barbare comme tout ce qui sort de l’administration turque, et, la confrérie du zindam hassekiti ne devait pas être d’un puissant secours pour maintenir l’ordre et la sureté de Stamboul. Diodore parle d’une police des voleurs établie chez les anciens Égyptiens. Ce n’est pas lui, sans doute, qui en a donné l’idée aux Osmanlis. Comme le zindam hassekiti était pris dans un corps des monji (serviteurs de l’aga des janissaires), cette confrérie des voleurs devait avoir une sorte de parenté avec la milice rebelle ; aussi n’a-t-elle point survécu à la ruine de l’Odjak. Ce qui embarrasse aujourd’hui ceux qui observent les lois et les usages de Constantinople, c’est que la destruction du corps des janissaires, dont l’influence se mêlait presque partout à l’action du gouvernement, à l’esprit des institutions, doit avoir apporté une infinité de modifications, d’altérations ou de changemens dans l’administration publique, dans l’exercice du pouvoir et même dans les coutumes du peuple. Le gouvernement Otto
man avec sa réforme qui a détruit ce qui existait 
et qui n’a rien mis encore à la place, est pour les voyageurs comme ces villes démolies dont on ne
 peut assigner le véritable emplacement, indiquer l’
étendue, expliquer la construction que par les
 débris et les ruines dispersés sur le sol.

Lorsqu’on examine la législation des Ottomans, 
et qu’on la suit jusques dans les temps modernes, on fait une remarque singulière ; c’est que ce peuple 
a pris la place d’un peuple civilisé sans rien changer
 à sa barbarie, et qu’il est venu, s’établir dans une 
grande cité avec ses lois faites pour des hordes belliqueuses et des tribus nomades. En remontant à des 
époques antérieures au règne actuel, nous voyons que cette grande capitale, si peu en harmonie par 
son étendue avec la législation des Turcs, embarrassa
 quelquefois ceux qui la gouvernaient ; alors les chefs de l’empire ne trouvaient pas d’autre remède au
 mal que d’éloigner de la ville une partie de la population, d’en interdire l’accès aux étrangers, et d’empêcher qu’elle ne s’aggrandit par des constructions nouvelles. Le gouvernement des Osmanlis, 
 par cette politique étrange, avouait en quelque 
sorte que ses lois du désert et son administration des camps étaient impuissantes a maintenir l’ordre et la paix dans une ville populeuse et florissante, Les habitudes n’ont pas changé ; l’ancienne barbarie subsiste encore, au fond de toutes les institutions qu’on s’efforce aujourd’hui de renouveler ou d’améliorer. Les provinces sont toujours sous le régime militaire, la justice des cadis est ambulante comme au temps des hordes nomades., et la police de Stamboul continue à se faire comme dans un camp ou dans une armée.

Tous les voyageurs nous parlent de la surveillance rigoureuse qu’exerce le gouvernement sur la vente des comestibles ; cette surveillance est un effet de la crainte qu’on a du peuple, bien plus redouté ici que dans les pays où sa souveraineté est si hautement proclamée. L’œil du pouvoir veille surtout sur les boulangers ; lorsque l’un d’eux est surpris, vendant à faux poids, on s’empare de sa personne, il reçoit la bastonnade, ou bien il est cloué par l’oreille à la porte de sa boutique, quelquefois il est étranglé ; si le maître se trouve absent, on s’en prend au garçon, car il faut une victime ; c’est ainsi que chez nous la justice arrête parfois le gérant responsable d’un journal, tout aussi innocent, la plupart du temps, que le garçon boulanger trouvé dans la boutique. Nous avons vu quelquefois la police turque se promener dans les rues et surtout dans les bazars ; son appareil est peu imposant, mais elle n’en pas moins de terreur ; très-souvent elle juge elle-même les coupables, et les punit sur place lorsqu’elle les surprend en flagrant délit ; quand elle ne les condamne pas sur-le-champ, l’affaire ne saurait traîner en longueur, car la justice musulmane ne se fait pas attendre, et ce n’est pas en cela qu’on doit accuser les Turcs de ne rien finir. Il est de règle ici qu’une procédure, une sentence et son exécution ne doivent pas employer plus de temps qu’Aristote n’en exige pour l’accomplissement des faits d’une tragédie ; tout cela-doit se passer dans les vingt-quatre heures. En parcourant les quartiers de Stamboul, il nous arrive presque tous les jours d’entendre les gémissemens de ceux à qui on donne la bastonnade, et nous rencontrons souvent dans les rues des gens qui viennent de la recevoir. Il est difficile de reconnaître ici la main de la police ou la main de la justice, car elles sont toujours si près l’une de l’autre, elles se ressemblent tellement qu’un étranger ne peut pas toujours les distinguer. Dans les affaires capitales, les bourreaux vont aussi vite que les juges, et les formalités sont bientôt remplies. Si le coupable doit être pendu, les bourreaux n’ont besoin que d’un clou et d’une corde ; la porte de la première boutique suffit à l’appareil de cette justice expéditive. Lorsqu’un homme doit être décapité, on l’exécute au coin d’une rue, et son corps reste là, avec son fiafta sur la poitrine, sa tête entre les bras, si c’est un Turc ; entre les jambes, si c’est un Raya. La multitude passe a côté de ce spectacle sans y prendre garde. Les exécutions ne font pas foule à Stamboul par deux raisons : le public n’aurait pas le temps d’être averti, puis on fait trop peu de cas de la vie d’un homme pour qu’on ait la moindre curiosité de le voir mourir.

La police de la capitale se permet assez rarement des visites domiciliaires, ce qui sauve quelques victimes innocentes, mais souvent aussi des coupables ; on ne peut violer un domicile qu’avec un firman du sultan. Le crime profite plus que l’humanité et la vertu du privilège accordé à là sainteté des foyers domestiques. La religion musulmane étend son voile sur l’intérieur des familles ; la justice elle-même, fille des cieux, ne saurait pénétrer dans, un harem ; les harems ont des attentats qui font frémir, et la police ne peut les rechercher. Combien de crimes contre la nature et contre la famille, combien d’actes de violence et de trahison semblables à ceux qui font retentir nos tribunaux se commettent journellement à Stamboul et restent, ensevelis dans des ténèbres sacrées !

Vous devez bien croire que la police politique n’est pas négligée sous un gouvernement jaloux et ombrageux comme l’est celui des Turcs. Cette police réserve ses plus grandes rigueurs pour les momens de crise ; c’est alors qu’on envoie des hommes déguisés, même des femmes, dans tous les lieux publics, tels que les cafés et les bains. Il est même arrivé dans les dernières révolutions que le gouvernement avertissait le peuple par un firman des mesures qu’on allait prendre, essayant ainsi, d’après une expression turque, de couper la langue des bavards avec le ciseau de la menace. Ces sortes d’avertissemens qui ressemblent aux sommations faites chez nous en présence d’une émeute, sont ordinairement comme l’éclair qui précède la foudre ; à peine les hommes paisibles ont-ils le temps de se mettre à l’écart pour laisser passer la justice impériale qui, fidèle a ses menaces, frappe tout ce quelle rencontre sur son chemin. Constantinople a pu voir, il y a quelques mois, jusqu’où peuvent aller les rigueurs de cette police politique. Des murmures s’élevaient parmi le peuple sur le traité fait avec les Moscovites ; on pouvait craindre un soulèvement. Le seraskier a fait avertir le public qu’il allait parcourir la ville et punir les perturbateurs ; à peine les tchiaoux avaient-ils publié son manifeste que le ministre du sultan a paru lui-même, accompagné d’un grand-nombre de soldats. ; tous ceux qu’on rencontrait dans les rues et qui paraissaient suspects, étaient sur-le-champ étranglés ; on ne s’est pas donné la peine de faire des prisonniers ; deux ou trois cents têtes ont été coupées, et c’est ainsi, disait le séraskier en rentrant chez lui, c’est ainsi qu’on traitera désormais tous ces cerveaux épais, tous ces esprits à courte vue, qui veulent parler de ce qu’ils ne savent pas.

Vous voulez peut-être savoir comment se fait la police, pour les étrangers ; elle se réduit à peu de chose. Quand on arrive, on est obligé de se présenter à la douane, mais la douane n’est point sévère, et ne vous chicane point pour vos effets ou vos marchandises. On ne demande le passeport qu’à ceux qui viennent par terre ; on met peu d’importance à ces sortes de formalités, et les rigueurs de la police ne résistent pas au plus petit bakchis. Vous voyez d’abord quelles facilités doit offrir ce pays aux gens qui ont intérêt à n’être pas reconnus, ou qui cherchent un asile contre la justice ; il n’est pas moins commode à ceux qui veulent se donner pour ce qu’ils ne sont pas. S’il vous prend fantaisie de jouer le rôle d’un grand, personnage, vous n’aurez pas grand peine à vous accréditer auprès des Osmanlis. D’habiles aventuriers ont quelquefois exploité ce laisser-aller des Musulmans ; il faut ajouter que, dans les circonstances présentes, il se mêle toujours à l’action de la police envers les étrangers quelque crainte de déplaire aux cabinets de l’Europe. En voici un exemple récent. Deux Grecs richement vêtus se donnant pour commissaires de Capo d’Istria, sè sont présentés dans beaucoup de maisons turques, et, sous prétexte de réclamer les prisonniers grecs faits dans les dernières guerres, ils ont enlevé des esclaves et rançonné des Musulmans. Leurs violences et leurs excès ont enfin éveillé l’attention de la police ; on les a fait arrêter ; des informations ont été prises, des notes diplomaliques ont été échangées avec quelques ambassadeurs ; mais cette affaire, qui paraissait devoir être sérieuse, a fini tout à-coup par le renvoi des coupables hors de la capitale.

Stamboul est d’ailleurs la ville qui a le moins de vagabonds, de mendians et de gens sans aveu. Vous ne vous étonnerez point, quand vous saurez les mesures qu’on a prises pour cela ; après la destruction des janissaires, on renvoya de Constantinople tout ce qui pouvait inspirer de l’ombrage au gouvernement. Le nombre de ceux qui furent ainsi renvoyés s’élevait à plus de vingt mille. La police ottomane, comme vous voyez, se sert des révolutions pour rétablir l’ordre, comme la nature emploie les orages pour purifier l’air. J’ai demandé quelquefois quelles étaient les ressources de cette grande cité, et comment subsistait sa population. Les revenus des mosquées et le trésor du sultan sont la principale ressource de Constantinople. Les revenus des mosquées sont considérables et font vivre beaucoup de monde ; on sait que l’argent des impôts ne sort jamais de la capitale ; le trésor du sultan est véritablement le trésor de Stamboul ; chacun cherche à en tirer sa part. Ceux qui ne reçoivent rien des mosquées ni du trésor impérial, subsistent comme ils peuvent de leur travail, de leur industrie, et des nombreuses distributions faites dans les imarets. Ce que le gouvernement craint le plus, c’est la misère et les conseils qu’elle donne au peuple ; l’administration redoute, plus une disette qui ferait naître des murmures, qu’elle ne redoute la peste, à laquelle on est résigné. Il est rare que les magasins publics ne soient remplis de grains qu’on vend aux boulangers, aux imarets et aux hôpitaux. Sur tout cela, la police est d’une grande vigilance.

En votre qualité de bourgeois parisien, il ne vous suffira peut-être pas de savoir comment on nourrit le peuple de Stamboul. Il faut que vous, sachiez comment on l’amuse, et quels sont les spectacles qu’on lui donne. C’était une grande affaire chez les anciens, c’est encore une très grande affaire pour nos gouvernemens d’Europe, que de divertir la multitude toujours prête à s’ennuyer, et si difficile à conduire quand elle s’ennuie. Le peuple turc est admirable en cela qu’il ne s’ennuie jamais, et qu’il regarde les divertissemens publics comme indignes de la gravité musulmane. La religion des Osmanlis n’offre rien dans ses cérémonies qui puisse les distraire ou frapper leur imagination. Stamboul n’a pour eux d’autres fêtes que celles du bayram, d’autres spectacles que les tours de force des baladins et les parades grossières de Karagueuse.

Quand on examine de près lès Osmanlis, on leur trouve un caractère et des habitudes tout-à-fait pacifiques ; ils ne deviennent difficiles à contenir que dans les momens de crise, et lorsque leur fanatisme vient à s’échauffer. Les Musulmans ne connaissent point les jeux de hasard qui sont la source de tant de désordres dans nos grandes capitales de l’Europe. Chez eux, les relations des deux sexes sont telles qu’elles ne peuvent y occasionner de querelles. Quoique beaucoup de Turcs ne s’épargnent ni le vin, ni l’eau-de-vie, on doit dire néanmoins qu’ils s’abandonnent rarement à cette passion dans les lieux publics, ils ne se réunissent jamais en grand nombre ni dans les jours de fête ni pour leurs plaisirs ; leur conversation n’est jamais assez animée pour qu’il en résulte dès disputes ou des débats fâcheux. On entend quelquefois parler d’un meurtre, mais il est rare que l’assassin ait des complices. Le port d’arme d’ailleurs est interdit aux militaires comme aux habitans, et les troupes soumises à une discipline sévère, ne sont plus comme autrefois un sujet de terreur pour la capitale.

Les seuls désordres dont j’aie été témoin, et malheureusement ces désordres se renouvellent souvent ce sont les violences exercées contre les Grecs ; je vois presque tous les jours dans les rues de Péra et aux Champs des-Morts, de pauvres Grecs saisis au collet par des Turcs et battus en présence d’une foule immobile. Jamais les Grecs n’osent opposer la moindre résistance ; ils sont le plus souvent conduits au corps-de-garde, et s’estiment fort heureux d’en être quittes pour quelques coups de bâton ou quelques coups de fouet, appliqués par le chef du poste, chargé de juger l’affaire en dernier ressort. Beaucoup de Francs se sont mis aussi à maltraiter les rayas pour se donner de l’importance, car dans ce pays tout ce qui sent la violence est une marque de supériorité, et lorsqu’on maltraite de pauvres gens, il semble qu’on prenne un rang dans le monde. Il y a ici des Francs qu’un amour excessif de la liberté à poussés en Orient, et qui se sont faits sans peine aux habitudes du despotisme. Tous ces ennemis de la tyrannie ne prononcent jamais le nom, des Turcs sans y ajouter l’épithète de barbares, et dans toute occasion se conduisent comme les Turcs.

Vous savez que dans le Levant tous les étrangers européens qui appartiennent à un même pays, prennent le titre de nation ; c’est tour à tour la nation italienne, la nation allemande, la nation française, etc. etc. Toutes ces nations habitent Péra, et quoiqu’elles ne forment pas entre elles une population de trois mille personnes, elles font plus de bruit que toutes les nations indigènes ; elles prennent le titre de nation chrétienne, et je ne crains pas de dire, qu’à l’exception de quelques négocians estimables, elles doivent donner aux Musulmans une pauvre idée de notre monde chrétien.

Si je n’avais pas peur de me brouiller avec les puissances de Péra, j’aurais bien envie, puisque j’en suis au chapitre de la police, de vous dire quelque chose de toutes les polices qui se font sur La noble colline où règne la diplomatie. Comme la politique de ce pays n’est souvent fondée que sur des intérêts opposés et ne se meut que par des passions rivales, la grande affaire est de se surveiller, de s’épier, de se contrecarrer mutuellement ; il est des temps où l’affaire la plus importante dans une ambassade est de savoir ce qui se médite dans une autre ambassade dont on craint les projets. Beaucoup de protégés grecs et arméniens sont employés à satisfaire cette curiosité presque toujours réciproque ; on ne négligé pas les bons offices des Osmanlis, car il s’agit aussi d’être bien informé de ce qui se passe chez le reis-effendi, chez les membres du divan et même à la cour de sa Hautesse. Tout cela se fait en présence d’un empire qui s’écroule et dans le but publiquement avoué de tirer quelque parti de sa décadence ; si on n’en peut profiter soi-même, il faut au moins empêcher qu’un autre en profite. Voilà en grande partie la diplomatie européenne de Péra. Je n’ai point le projet de faire une satire ; parmi les personnages diplomatiques qui sont ici, il y en a plusieurs que j’aime et que j’honore, mais j’ai voulu vous donner une idée de l’état des choses, tel qu’il était hier, tel qu’il sera demain, tel qu’il doit être dans l’avenir. Quand je songe à toutes ces ambitions rivale qui s’agitent autour d’un trône chancelant il me semble voir une multitude de collatéraux rassemblés dans la maison d’un riche célibataire dont on croit la fin prochaine ; tous ces collatéraux s’empressent autour du pauvre moribond à qui on souhaite une longue vie, à qui chacun propose un remède ou conseille un régime, et dont on attend impatiemment l’héritage. Remarquez comme tous ces gens-là se défient les uns des autres, comme ils se surveillent, chacun craignant qu’on n’emporte un meuble de la maison, et que l’adresse d’un rival ne surprenne à son profit quelque disposition testamentaire. On pourrait pousser plus loin cette comparaison ; elle vous paraîtra peut-être trop commune pour exprimer d’aussi grands intérêts que ceux d’Orient ; mais ce qu’il y a de plus grand dans le monde ne ressemble-t-il pas souvent à ce que le monde a de plus vulgaire ?