Correspondance d’Orient, 1830-1831/034

Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 165-174).

LETTRE XXXIV

MAISONS TURQUES, INCENDIES, COSTUMES.

Péra, 29 août 1831.

Ce qui frappe le plus les voyageurs européens qui arrivent à Constantinople, c’est la physionomie orientale de la cité ; physionomie qu’elle reçoit de sa population musulmane, venue d’Asie avec ses usages, son industrie, et même son architecture. Ôtez à la ville de Stamboul tout ce qui annonce la présence et la domination des Turcs, ôtez-lui ses trois cents mosquées, ses grands cimetières couverts de cyprès, il restera encore son port, ses deux mers, ses sites ravissans ; mais le spectacle de cette grande cité aura perdu pour nous tout ce qu’il a de pittoresque et d’original. On a souvent décrit les principales mosquées de la capitale des Osmanlis ; on n’a rien négligé pour nous faire connaître la forme et la construction de ces monumens religieux, mais il me semble qu’on n’a pas assez dit quel était leur véritable caractère. Les grandes mosquées, les mosquées impériales, ne sont pas seulement des édifices consacrés à la prière ; la munificence et la piété des fondateurs en ont agrandi en quelque sorte la destination par les établissemens qui s’y trouvent réunis. Chacune des principales mosquées a son médressé ou collège, et sa bibliothèque, car le Coran a dit que la guerre faite à l’ignorance est la grande guerre sainte. La plupart ont aussi un hospice dans lequel on reçoit les malades, un imaret qui nourrit la classe misérable du peuple : le temple de la Divinité, dans l’opinion des Musulmans, doit être l’asile de tous ceux qui souffrent, et la maison des pauvres doit faire partie de la maison de Dieu. Ajoutez, à cela que les sultans qui ont fondé des mosquées ont voulu que leur tombeau et celui de leur famille fussent placés auprès de ces monumens. Vous jugez par la quel espace les mosquées doivent occuper dans la capitale, combien d’édifices en font partie, quels souvenirs s’y rattachent, quels intérêts sacrés leur sont confiés.

Je regrette de n’avoir pu étudier a fond l’administration de ces grands établissemens, de ces espèces de cités religieuses gouvernées par leurs propres lois, ne reconnaissant d’autre autorité que celle du prophète, possédant des biens immenses et n’en devant compte à personne : il y a là sans doute une force qui peut lutter encore, et qui lutte sans doute contre les réformes projetées au sérail.

J’aurai peut-être l’occasion de revenir sur les mosquées, et je m’étendrai davantage. Suivez-moi maintenant dans les divers quartiers de la capitale ; je vais vous dire tout ce que j’y ai remarqué. Je commencerai par Ie$ habitations des Turcs.

Toutes les maisons de Constantinople sont à peu de choses près bâties de la même manière. C’est un mur en pierre qui s’élève à quatre ou cinq pieds au-dessus des fondations ; sur ce mur est construit un édifice en bois qui n’a jamais plus de deux étages. Le premier étage s’avance dans la rue beaucoup plus que le rez-de-chaussée. Toutes les maisons d’un quartier sont ordinairement d’une hauteur égale ; la vue ne doit pas plonger du toit d’une maison dans une maison voisine. C’est un grand défaut ici d’être curieux, c’est un grand tort d’avoir vu. On a souvent dit en France, dans les derniers temps, que la vie privée devait être murée ; il faut venir en Turquie pour avoir une idée du mystère et du secret des pénates.

La plupart des maisons sont peintes en dehors ; le rouge, le jaune, le bleu, couleurs privilégiées, sont réservées aux Osmanlis ; les rayas ne peuvent appliquer à l’extérieur de leurs demeures que les couleurs qu’ils portent sur leurs bottines, le gris et le brun foncé, car le prophète a dit que si les logemens des chrétiens ou des juifs avaient quelque éclat, les dévots musulmans, en passant devant ces maisons, pourraient répandre sur elles
 les bénédictions de l’islamisme, ce qui serait 
une méprise sacrilège. Toutefois depuis quelque temps les règlemens sont moins sévères à cet égard ; le grand-seigneur accorde volontiers aux rayas de choisir pour leurs maisons les couleurs qui, jusqu’à présent, leur avaient été interdites. Une maison turque ne renferme jamais qu’une famille ; les mystères du harem ne permettent pas qu’on ait des voisins. Une maison est divisée en deux parties, dont l’une est habitée par le maitre du logis, l’autre par les femmes. Les maisons où nous sommes entrés montrent plus de propreté que de magnificence ; on s’aperçoit dès l’abord que tout y est disposé à la fois pour éviter les regards du public, et pour jouir de la circulation de l’air et de la plus grande clarté du jour ; les chambres habitées par le maître n’ont d’autres ornemens que des tapis plus ou moins riches, des divans recouverts d’étoffes de soie, et quelquefois des peintures sur les murs ; ce qu’il y a de plus précieux dans l’ameublement d’une maison est ordinairement réservé pour le harem, où personne ne peut pénétrer car un Osmanli a toujours une certaine crainte d’être vu, et le luxe même dont il s’entoure a quelque chose, de mystérieux et de caché comme sa vie. Le seul luxe que les riches et les grands se plaisent à étaler au dehors comme au dedans consiste dans le nombre des chevaux et des esclaves. Comme les Turcs font peu de dépenses pour leur logement, et que leur déménagement est facile à faire, ils changent souvent de maison et méme de quartier. À voir les Turcs chez eux, ils ont toujours l’air de gens qui arrivent et qui sont prêts à repartir ; on reconnaît toujours dans leurs mœurs et dans leurs habitudes des restes de la vie nomade.

Ce qu’on peut remarquer à Stamboul comme dans les autres villes turques, c’est qu’il n’y a que les mosquées et les sépulcres qui soient solidement bâtis ; les architectes musulmans n’oublient point que l’homme est passager sur la terre et que son habitation doit l’être aussi. Pourquoi d’ailleurs se mettre en garde contre le temps, puisque ce n’est pas le temps qui détruit ? On sait combien les incendies sont fréquens dans cette capitale ; il ne se passe pas d’année où quelque partie de la ville ne soit dévorée par les flammes. Un embrasement a souvent pour cause la négligence ou le manque de précautions, mais quelquefois aussi, c’est un esclave qui veut se venger de son maître, un homme qui en veut à son voisin, un Turc qui s’indigne de la marche des affaires publiques ; un incendie est souvent l’expression des mécontentemens du peuple. Dans nos langues d’Europe, nous appelons incendiaires des discours par lesquels on prêche la sédition et le désordre ; nous ne prenons la chose qu’au figuré, et les Osmanlis la prennent à la lettre.

Constantinople, au moment d’un incendie, présente un spectacle qui révèle à lui seul le caractère et les mœurs du pays ; des tambours énormes retentissent sur des tours élevées, la voix sinistre des passavans annonce le désastre. Le grand-visir, les ministres du divan, le sultan lui-même, arrivent au lieu de l’incendie ; tandis qu’on lutte contre les progrès du feu, on entend l’horrible bruissement des flammes, les toits qui croulent, les poutres qui se brisent et qui tombent ; et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est qu’en présence de cet affreux spectacle, tout le peuple garde le plus profond silence ; les femmes et les enfans ne poussent point de cris ; ceux même que l’incendie atteint restent calmes, et prennent à peine le soin de sauver quelques meubles ; la vue de leurs maisons en flammes ne les émeut point ; on m’a cité des traits de cette philosophie musulmane qui m’ont rappelé le sage d’Horace : Impavidum ferient ruinæ.

La plupart des incendiés reçoivent l’hospitalité dans les quartiers qu’a respectés le feu ; ceux qui ne trouvent point d’asile se résignent comme les autres, surtout pendant la saison où la température et la douceur du climat leur permettent de coucher à la belle étoile. À peine quelques jours se sont écoulés, qu’on se remet a bâtir les maisons ; les maisons nouvelles sont reconstruites comme celles qui ont été brûlées, avec tout ce qui peut favoriser un autre incendie ; on ne prend pas plus de précautions qu’auparavant. J’espère que vous ne me demanderez pas s’il y a dans la capitale des Osmanlis une compagnie d’assurance contre le feu ; je ne m’en suis pas même informé ; deux ou trois fois dans un siècle, il faudrait payer la valeur de toutes les maisons de Constantinople. « Chaque maison de Stamboul, dit un proverbe turc, aurait pu être bâtie avec des clous d’or, si on avait eu tout ce qu’il en a coûté pour la reconstruire après chaque incendie. »

Pour parcourir les sept collines de Constantinople, je suis obligé chaque jour de prendre un cheval ou de cheminer à pied, car on ne trouve point de voitures : ce sont les chameaux, les ânes et les portefaix qui transportent les marchandises, et même lès pierres et les bois de construction. Aussi le mouvement du commerce et de l’industrie, qui est en grande partie la vie des cités, s’opère-t-il sans bruit : c’est comme si on voyait tout cela dans un panorama ou dans un tableau. Jamais, même aux jours de la sédition, il ne sort de Stamboul ces bruits tumultueux et confus qui ressemblent à la voix des grandes mers ; le silence n’y est interrompu que par les cris des revendeurs et des marchands dé comestibles. Si Constantinople est silencieux pendant le jour, que vous dirai-je du calme profond qui règne dans la cité quand le jour fait place aux ténèbres ? Vous avez à Paris des quartiers qui sont encore plus bruyans pendant la nuit que pendant me jour ; on serait tenté de croire qu’on n’y dort jamais. Ici, le soleil est à peine couchée que tout le monde est rentré chez soi ; les bazars sont déserts, les portes de la ville fermées, les chaînes qui servent de barrières à chaque quartier sont partout tendues : point de réverbères, pas une lueur échappée des maisons ou des boutiques ; il n’y a plus alors que quelques patrouilles, des chiens aboyans, et les vigies qui frappent de leur bâton sur le pavé pour annoncer qu’ils veillent contre l’incendie.

Ce qu’on remarquait le plus à Constantinople dans des temps qui ne sont pas éloignés de nous, c’est la variété et la richesse des costumes. Les étrangers admiraient surtout ces schals des Indes, ces magnifiques fourures, ces beaux turbans de cachemire, ces robes flottantes qui furent de tout temps la parure des Orientaux. Miladi Montague nous dit dans ses Lettres qu’en voyant plusieurs pachas avec leur grande barbe et l’appareil de leur vêtement, il lui semblait voir le vieux Priam et son conseil. Aujourd’hui tout est bien changé parmi les habitans de Stamboul, il n’y a plus guère que les Juifs, les Grecs, les Arméniens et quelques derviches, qui soient encore vêtus comme autrefois. Une reforme dans les costumes est commencée et les Turcs abandonnent de jour en jour les préjugés qui touchent à leurs vétemens. Le turban a perdu sa gloire ; à peine se souvient-on qu’il y eut jusqu’à soixante manières différentes de le porter. Les ulémas, rester seuls fidèles au turban, l’ont réduit à un schal très simple, ployé autour de la tête. La coiffure commune est un calotte rouge surmontée d’un pompon de soie bleue. On comparait jadis une assemblée de Turcs, avec leurs turbans rouges, jaunes ou blancs, à un parterre semé de tulipes ; ce ne serait plus qu’un champ de bluets et de coquelicots. Les babouches et les bottines jaunes ont été remplacées par les bottes et les souliers francs au lieu de leur grande robe, les Turcs, portent une redingote boutonnée, semblable aux redingotes polonaises ; ceux qui tiennent à l’armée ont une veste étroite qui s’agraffe par devant, un pantalon qui se rétrécit en descendant vers le bas des jambes, et par dessus ce vêtement un manteau bleu ou écarlate. Les réglemens sur les costumes n’ont respecté que la barbe et ce qui regarde les cheveux ; encore la barbe a-t-elle eu sa révolution : les militaires et les jeunes effendis n’en portent presque plus. Les Musulmans continuent à se raser la tête et à ne laisser croître sur leur chef, dépouillé de son ornement naturel, qu’une mèche de cheveux par laquelle les anges du trépas doivent les emporter en paradis. Cette révolution dans le costume musulman est bonne à constater ; d’ici a peu de temps, le changement sera plus complet peut-être, et les voyageurs qui arriveront après nous, retrouveront à Stamboul les costumes des pays francs.

La réforme n’a rien changé à l’habillement des femmes turques. Le long féredgé, pour lequel toutes les couleurs sont adoptées, nous cache toujours leur taille ; les babouches et les bottines jaunes nous dérobent toujours la forme de leurs jambes et de leurs, pieds. Je ne vous parle pas des manches qui enveloppent jusqu’à leurs mains, ni de l’éternel voile de mousseline qui permets à peine de voir leurs yeux et leurs sourcils teints en noir. Je ne vous parle pas non plus de ces longs cheveux qui tombent en tresses flottantes sur leurs épaules ; tout cela n’est pas neuf, et les voyageurs en ont assez dit là-dessus. Quoi qu’il en soit, l’histoire ne manquera pas de remarquer, et la remarque sera curieuse, qu’il s’est opéré en Orient une grande révolution dans les costumes, et que le sexe féminin n’y a pris aucune part. Toutefois, l’habillement des femmes aura peut-être aussi sa réforme, et je n’ai pas besoin de vous dire quelle influence une pareille réforme pourrait avoir sur les mœurs de ce pays.