Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Mai 1646

- Élisabeth à Descartes - La Haye, 25 avril 1646 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Egmond, mai 1646


Madame,

Je reconnais, par expérience, que j'ai eu raison de mettre la gloire au nombre des passions; car je ne puis m'empêcher d'en être touché, en voyant le favorable jugement que fait Votre Altesse du petit traité que j'en ai écrit. Et je ne suis nullement surpris de ce qu'elle y remarque aussi des défauts, pour ce que je n'ai point douté qu'il n'y en eût en grand nombre, étant une matière que je n'avais jamais ci-devant étudiée, et dont je n'ai fait que tirer le premier crayon, sans y ajouter les couleurs et les ornements qui seraient requis pour la faire paraître à des yeux moins clairvoyants que ceux de Votre Altesse.

Je n'y ai pas mis aussi tous les principes de physique dont je me suis servi pour déchiffrer quels sont les mouvements du sang qui accompagnent chaque passion, pour ce que je ne les saurais bien déduire sans expliquer la formation de toutes les parties du corps humain; et c'est une chose si difficile que je ne l'oserais encore entreprendre, bien que je me sois à peu près satisfait moi-même touchant la vérité des principes que j'ai supposés en cet écrit. Dont les principaux sont : que l'office du foie et de la rate est de contenir toujours du sang de réserve, moins purifié que celui qui est dans les veines; et que le feu qui est dans le cur a besoin d'être continuellement entretenu, ou bien par le suc des viandes, qui vient directement de l'estomac, ou bien, à son défaut, par ce sang qui est en réserve, à cause que l'autre sang, qui est dans les veines, se dilate trop aisément; et qu'il y a une telle liaison entre notre âme et notre corps, que les pensées qui ont accompagné quelques mouvements du corps, dès le commencement de notre vie, les accompagnent encore à présent, en sorte que, si les mêmes mouvements sont excités derechef dans le corps par quelque cause extérieure, ils excitent aussi en l'âme les mêmes pensées, et réciproquement, si nous avons les mêmes pensées, elles produisent les mêmes mouvements; et enfin, que la machine de notre corps est tellement faite, qu'une seule pensée de joie, ou d'amour, ou autre semblable, est suffisante pour envoyer les esprits animaux par les nerfs en tous les muscles qui sont requis pour causer les divers mouvements du sang que j'ai dit accompagner les passions. Il est vrai que j'ai eu de la difficulté à distinguer ceux qui appartiennent à chaque passion, à cause qu'elles ne sont jamais seules; mais néanmoins, pour ce que les mêmes ne sont pas toujours jointes ensemble, j'ai tâché de remarquer les changements qui arrivaient dans le corps, lorsqu'elles changeaient de compagnie. Ainsi, par exemple, si l'amour était toujours jointe à la joie, je ne saurais à laquelle des deux il faudrait attribuer la chaleur et la dilatation qu'elles font sentir autour du cur; mais, pour ce qu'elle est aussi quelquefois jointe à la tristesse, et qu'alors on sent encore cette chaleur et non plus cette dilatation, j'ai jugé que la chaleur appartient à l'amour, et la dilatation à la joie. Et bien que le désir soit quasi toujours avec l'amour, ils ne sont pas néanmoins toujours ensemble au même degré : car, encore qu'on aime beaucoup, on désire peu, lorsqu'on ne conçoit aucune espérance; et pour ce qu'on n'a point alors la diligence et la promptitude qu'on aurait, si le désir était plus grand, on peut juger que c'est de lui qu'elle vient, et non de l'amour.

Je crois bien que la tristesse ôte l'appétit à plusieurs; mais, pour ce que j'ai toujours éprouvé en moi qu'elle l'augmente, je m'étais réglé là-dessus. Et j'estime que la différence qui arrive en cela, vient de ce que le premier sujet de tristesse que quelques-uns ont eu au commencement de leur vie, a été qu'ils ne recevaient pas assez de nourriture, et que celui des autres a été que celle qu'ils recevaient leur était nuisible. Et en ceux-ci le mouvement des esprits qui ôte l'appétit est toujours depuis demeuré joint avec la passion de la tristesse. Nous voyons aussi que les mouvements qui accompagnent les autres passions ne sont pas entièrement semblables en tous les hommes, ce qui peut être attribué à pareille cause.

Pour l'admiration, encore qu'elle ait son origine dans le cerveau, et ainsi que le seul tempérament du sang ne la puisse causer, comme il peut souvent causer la joie ou la tristesse, toutefois, elle peut, par le moyen de l'impression qu'elle fait dans le cerveau, agir sur le corps autant qu'aucune des autres passions, ou même plus en quelque façon, à cause que la surprise qu'elle contient cause les mouvements les plus prompts de tous. Et comme on peut mouvoir la main ou le pied quasi au même instant qu'on pense à les mouvoir, pour ce que l'idée de ce mouvement, qui se forme dans le cerveau, envoie les esprits dans les muscles qui servent à cet effet; ainsi l'idée d'une chose plaisante qui surprend l'esprit, envoie aussitôt les esprits dans les nerfs qui ouvrent les orifices du cur; et l'admiration ne fait en ceci autre chose, sinon que, par sa surprise, elle augmente la force du mouvement qui cause la joie, et fait que, les orifices du cur étant dilatés tout à coup, le sang qui entre dedans par la veine cave, et qui en sort par la veine artérieuse, enfle subitement le poumon.

Les mêmes signes extérieurs, qui ont coutume d'accompagner les passions, peuvent bien aussi quelquefois être produits par d'autres causes. Ainsi la rougeur du visage ne vient pas toujours de la honte; mais elle peut aussi venir de la chaleur du feu, ou bien de ce qu'on fait de l'exercice. Et le ris qu'on nomme sardonien n'est autre chose qu'une convulsion des nerfs du visage. Et ainsi on peut soupirer quelquefois par coutume, ou par maladie, mais cela n'empêche pas que les soupirs ne soient des signes extérieurs de la tristesse et du désir, lorsque ce sont ces passions qui les causent. je n'avais jamais oui dire ni remarqué qu'ils fussent aussi quelquefois causés par la replétion de l'estomac; mais, lorsque cela arrive, je crois que c'est un mouvement dont la nature se sert pour faire que le suc des viandes passe plus promptement par le cur, et ainsi que l'estomac en soit plutôt déchargé. Car les soupirs, agitant le poumon, font que le sang qu'il contient descend plus vite par l'artère veineuse dans le côté gauche du cur, et ainsi que le nouveau sang, composé du suc des viandes, qui vient de l'estomac par le foie et par le cur jusqu'au poumon, y peut aisément être reçu.

Pour les remèdes contre les excès des passions, j'avoue bien qu'ils sont difficiles à pratiquer, et même qu'ils ne peuvent suffire pour empêcher les désordres qui arrivent dans le corps, mais seulement pour faire que l'âme ne soit point troublée, et qu'elle puisse retenir son jugement libre. A quoi je ne juge pas qu'il soit besoin d'avoir une connaissance exacte de la vérité de chaque chose, ni même d'avoir prévu en particulier tous les accidents qui peuvent survenir, ce qui serait sans doute impossible; mais c'est assez d'en avoir imaginé en général de plus fâcheux que ne sont ceux qui arrivent, et de s'être préparé à les souffrir. Je ne crois pas aussi qu'on pèche guère par excès en désirant les choses nécessaires à la vie; ce n'est que des mauvaises ou superflues que les désirs ont besoin d'être réglés. Car ceux qui ne tendent qu'au bien sont, ce me semble, d'autant meilleurs qu'ils sont plus grands; et quoi que j'aie voulu flatter mon défaut, en mettant une je ne sais quelle langueur entre les passions excusables, j'estime néanmoins beaucoup plus la diligence de ceux qui se portent toujours avec ardeur à faire les choses qu'ils croient être en quelque façon de leur devoir, encore qu'ils n'en espèrent pas beaucoup de fruit.

Je mène une vie si retirée, et j'ai toujours été si éloigné du maniement des affaires, que je ne serais pas moins impertinent que ce philosophe qui voulait enseigner le devoir d'un capitaine en la présence d'Hannibal, si j'entreprenais d'écrire ici les maximes qu'on doit observer en la vie civile. Et je ne doute point que celle que propose Votre Altesse ne soit la meilleure de toutes, à savoir qu'il vaut mieux se régler en cela sur l'expérience que sur la raison, pour ce qu'on a rarement à traiter avec des personnes parfaitement raisonnables, ainsi que tous les hommes devraient être, afin qu'on pût juger ce qu'ils feront, par la seule considération de ce qu'ils devraient faire; et souvent les meilleurs conseils ne sont pas les plus heureux. C'est pourquoi on est contraint de hasarder, et de se mettre au pouvoir de la fortune, laquelle je souhaite aussi obéissante à vos désirs que je suis, etc.