Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - La Haye, 25 avril 1646

- Descartes à Élisabeth - Egmond, janvier 1646 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Mai 1646


Monsieur Descartes,

Le traité que mon frère Philippe a conclu avec la République de Venise m'a fait avoir, tout depuis votre départ, une occupation beaucoup moins agréable que celle que vous m'aviez laissée, touchant une matière qui passe ma science, à laquelle je n'étais appelée que pour suppléer à l'impatience du jeune homme à qui elle s'adressait. Cela m'a empêché jusqu'ici de me prévaloir de la permission, que vous m'avez donnée, de vous proposer les obscurités que ma stupidité me fait trouver en votre Traité des passions , quoi qu'elles sont en petit nombre, puisqu'il faudrait être impassible, pour ne point comprendre que l'ordre, la définition et les distinctions que vous donnez aux passions, et enfin toute la partie morale du traité, passe tout ce qu'on a jamais dit sur ce sujet.

Mais puisque sa partie physique n'est pas si claire aux ignorants, je ne vois point comment on peut savoir les divers mouvements du sang, qui causent les cinq passions primitives, puisqu'elles ne sont jamais seules. Par exemple, l'amour est toujours accompagné de désir et de joie, ou de désir et de tristesse, et à mesure qu'il se fortifie, les autres croissent aussi,... au contraire. Comment est-il donc possible de remarquer la différence du battement de pouls, de la digestion des viandes et autres changements du corps, qui servent à découvrir la nature de ces mouvements? Aussi celle que vous notez, en chacune de ces passions, n'est pas de même en tous les tempéraments : et le mien fait que la tristesse m'emporte toujours l'appétit, quoi qu'elle ne soit mêlée d'aucune haine, me venant seulement de la mort de quelque ami.

Lorsque vous parlez des signes extérieurs de ces passions, vous dites que l'admiration, jointe à la joie, fait enfler le poumon à diverses secousses, pour causer le rire. A quoi je vous supplie d'ajouter de quelle façon l'admiration (qui, selon votre description, semble n'opérer que sur le cerveau) peut ouvrir si promptement les orifices du cur pour faire cet effet. Ces passions, que vous notez pour cause des soupirs, ne semblent pas toujours l'être, puisque la coutume et la replétion de l'estomac les produisent aussi.

Mais je trouve encore moins de difficulté à entendre tout ce que vous dites des passions, qu'à pratiquer les remèdes que vous ordonnez contre leurs excès. Car comment prévoir tous les accidents qui peuvent survenir en la vie, qu'il est impossible de nombrer? Et comment nous empêcher de désirer avec ardeur les choses qui tendent nécessairement à la conservation de l'homme (comme la santé et les moyens pour vivre), qui néanmoins ne dépendent point de son arbitre ? Pour la connaissance de la vérité, le désir en est si juste, qu'il est naturellement en tous les hommes; mais il faudrait avoir une connaissance infinie, pour savoir la juste valeur des biens et des maux qui ont coutume de nous émouvoir, puisqu'il y en a beaucoup plus qu'une seule personne ne saurait imaginer, et qu'il faudra pour cela, parfaitement connaître toutes les choses qui sont au monde.

Puisque vous m'avez déjà dit les principales, touchant la vie particulière, je me contenterais de savoir encore vos maximes touchant la vie civile, quoi que celle-là nous rende dépendants de personnes si peu raisonnables, que jusqu'ici je me suis toujours mieux trouvée de me servir de l'expérience que de la raison, aux choses qui la concernent.

J'ai été si souvent interrompue, en vous écrivant, que je suis contrainte de vous envoyer mon brouillon, et de me servir du messager d'Alcmar, ayant oublié le nom de l'ami, à qui vous vouliez que j'adresse mes lettres; pour cela je n'ose vous renvoyer votre traité, jusqu'à ce que je le sache, ne pouvant me résoudre de hasarder entre les mains d'un ivrogne une pièce de si grand prix, qui a donné tant de satisfaction à

Votre très affectionnée amie à vous servir,

Élisabeth.