Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCCXVIII


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 147-149).


DCCCXVIII

À M. GUSTAVE FLAUBERT, À PARIS


Nohant, 23 juillet 1871.


Non, je ne suis pas malade, mon cher vieux troubadour, en dépit du chagrin qui est le pain quotidien de la France ; j’ai une santé de fer et une vieillesse exceptionnelle, bizarre même, puisque mes forces augmentent à l’âge où elles devraient diminuer. Le jour où j’ai résolument enterré la jeunesse, j’ai rajeuni de vingt ans. Tu me diras que l’écorce ne subit pas moins l’outrage du temps. Ça ne me fait rien, le cœur de l’arbre est fort bon et la sève fonctionne comme dans les vieux pommiers de mon jardin, qui fructifient d’autant mieux qu’ils sont plus racornis. Je te remercie d’avoir été ému de la maladie dont les journaux m’ont gratifiée. Maurice t’en remercie aussi et t’embrasse. Il entremêle toujours ses études scientifiques littéraires et agricoles de belles apparitions de marionnettes. Il pense à toi chaque fois et dit qu’il voudrait t’avoir pour constater ses progrès, car il en fait toujours.

Où en sommes-nous, selon toi ?

À Rouen, vous n’avez plus de Prussiens sur le dos, c’est quelque chose, et on dirait que la République bourgeoise veut s’asseoir. Elle sera bête, tu l’as prédit, et je n’en doute pas ; mais, après le règne inévitable des épiciers, il faudra bien que la vie s’étende et reparte de tous côtés. Les ordures de la Commune nous montrent des dangers qui n’étaient pas assez prévus et qui commandent une vie politique nouvelle à tout le monde : faire ses affaires soi-même et forcer le joli prolétaire créé par l’Empire à savoir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. L’éducation n’apprend pas l’honnêteté et le désintéressement du jour au lendemain.

Travailles-tu ? Saint-Antoine marche-t-il ? Dis-moi ce que tu fais à Paris, ce que tu vois, ce que tu penses. Moi je n’ai pas le courage d’y aller. Viens donc me voir avant de retourner à Croisset. Je m’ennuie de ne pas te voir, c’est une espèce de mort.