Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCCXVII


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 143-147).


DCCCXVII

À M. ALEXANDRE DUMAS FILS, À PARIS


Nohant, juillet 1871.


Mon cher fils, après m’avoir tenu le temps que vous savez, le bec dans l’eau, la Revue des Deux Mondes se décide enfin à me donner à propos de la Lettre de Junius, cette explication laconique, qu’elle va me rendre mon article, dont l’insertion est difficile. Aucune raison n’est donnée, ni contre mon travail, ni contre celui de Junius. C’est à nous de deviner que ces raisons, ne pouvant être écrites, sont, ou injurieuses pour nous, ou honteuses pour la Revue. Je me fâche tout rouge et je quitte ladite Revue, en tant que rédacteur attitré et engagé. Mon traité avec elle est expiré, je suis à peu près au pair dans mes comptes, ou tout au moins très à même de payer la différence. J’ai demandé mon règlement et j’ai signifié que je reprenais mon indépendance absolue. Si j’ai des romans à leur vendre, je leur ferai mes conditions. J’en ferai moins (de romans) et ils devront les payer plus cher. C’est tout profit pour ma santé.

Mais dites-moi donc pourquoi nous ne ferions pas une Revue, vous, moi, About, Cherbuliez et nombre d’autres également mécontents du droit que s’arroge la Revue, de refuser, de changer, de couper ceci et cela, de faire passer tous les esprits sous le même gaufrier, enfin de rendre les relations insupportables à quiconque se respecte et tient à être soi ? J’ai pu, pendant les dix ans qui viennent de s’écouler, me défendre et me préserver jusqu’à un certain point. Je n’avais affaire qu’à Buloz, qui, au fond de ses apparences bourrues, a toujours eu le goût assez artiste et un certain respect de l’individualité. À présent, je suppose qu’il est hors d’état de gouverner sa barque ; car il ne répond plus aux lettres qu’on lui écrit, et son nom n’est jamais prononcé dans les réponses que fait sa femme.

Celle-ci est intelligente et bonne ; mais il est évident qu’elle ne peut prendre et ne prend pas la direction, elle n’est qu’une intermédiaire entre moi et la direction. Or cette direction, c’est l’inconnu, et il ne me plaît pas d’avoir affaire à l’inconnu. À la manière embarrassée et vague dont elle me traduit les oracles, je vois qu’une cuistrerie bien conditionnée plane sur la chose et que nul n’aura de sens et de talent que le pouvoir occulte et ses amis.

Il y a longtemps que je me sens gênante pour les critiques de la Revue. Ils ne voulaient pas que je fisse ma critique à mon point de vue, et peut-être trouvaient-ils que j’usurpais leur droit en ayant une opinion à moi sur vous, sur Hugo, sur tout ce qui me frappait et me commandait de dire mon impression. Ils me laissaient le domaine du roman, non sans humeur, cela était visible ; mais, enfin, ne pouvant en faire, il leur fallait bien les laisser faire à quelqu’un.

Cette position n’est plus tenable pour moi, et je vous demande si nous ne pourrions pas faire une Revue s’adressant à une couche de lecteurs plus jeunes, plus vivants, plus en harmonie avec le mouvement actuel que cette vieille Revue dont l’horizon ne s’élargira jamais et qui vit, d’ailleurs, riche et tranquille, avec son vieil auditoire et sa politique de 1835. Elle est solide, il n’est pas question de l’ébranler dans son essence. Ce n’est pas pour lui faire la guerre que je vous sollicite, c’est pour qu’un groupe d’écrivains qui a sa valeur puisse vivre et respirer en dehors d’elle.

Il n’y a pas que le livre pour donner issue à notre action. Il y a la communication nécessaire avec un premier choix de lecteurs qui n’est pas toujours une élite, tant s’en faut, mais qui a plus de loisirs, de réflexion et de discussion à son service que le passant et le voyageur en chemin de fer. Vous seul, comme talent, comme sens philosophique vivant et pratique, comme esprit de conduite et appréciation des voies et moyens, pourriez fonder une Revue qui aurait chance de vivre, en admettant la diversité des aptitudes, l’originalité des esprits, leur liberté d’expansion, tout ce que la Revue des Deux Mondes leur contestait et ne va plus leur accorder du tout, si Buloz est hors de cause.

Il me semble que cette création est précisément ce qu’il vous faut à l’heure qu’il est, parce qu’elle ne vous enchaîne à rien, à personne, et vous assure une autorité, une défense, une action que vous n’avez pas vis-à-vis de la critique. Vous devez trouver des capitaux pour une entreprise de ce genre. Vous pourriez reprendre et relever des Revues tombées, qui avaient leur valeur et qui n’ont sombré que faute d’activité et de savoir pratique. On vous accuse de vouloir être député ou directeur de théâtre ; alternative risible qui a dû vous faire rire le premier ; mais directeur d’une belle et bonne Revue politique et littéraire, c’est un poste avancé qui a sa dignité et sa force, parce qu’il est indépendant, parce qu’il fonctionne et ne subit pas. Si j’avais la jeunesse et quelque sens pratique des affaires, je n’hésiterais pas, pour mon compte ; mais, si vous prenez le commandement, je vous suivrai en bon soldat et bien d’autres se rallieront à vous et vous soutiendront.

Pesez mon idée pendant que le fer est chaud. Je crois le moment favorable à l’inauguration d’une critique nouvelle ; celle que vous savez faire précisément. L’esprit français flotte entre les turpitudes et les rengaines. La Revue des Deux Mondes a eu tort de n’avoir pas publié tout de suite in extenso la Lettre de Junius. Elle aurait perdu quelques abonnés en Allemagne (c’est là probablement que le bât la blesse), mais elle en aurait gagné en France ; elle va se poser en officine diplomatique, apparemment. Faites donc une Revue pour la France et soyez l’expression vraie, le vif renouvellement de la prépondérance française, dans le domaine de l’esprit, qui lui appartient en première ligne, comme Junius le dit, le démontre, le prouve.

Et, pour le moment, qu’allons-nous faire de mon article ? je n’en sais rien. Je ne connais pas bien l’esprit des journaux. Me conseillez-vous le Temps, qui est des plus sages et des plus dignes ; il ne pourra pas me donner d’aussi longues citations qu’une Revue ; existe-t-il encore des revues ?

La vieille Revue britannique paraît-elle encore ? J’y serais bien accueillie, et, qu’elle ait peu de lecteurs, cela n’importe, elle en aurait ce jour-là. Enfin dites-moi votre avis. Je fais revenir l’article, je vous l’enverrai quand vous m’aurez donné conseil.

Tout mon monde va bien, on vous embrasse.

G. SAND.