Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCXXXVIII



DCXXXVIII

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, 30 mai 1867.


Te voilà chez toi, vieux de mon cœur, et il faudra que j’aille t’y embrasser avec Maurice. Si tu es toujours plongé dans le travail, nous ne ferons qu’aller et venir. C’est si près de Paris, qu’il ne faut point se gêner. Moi, j’ai fait Cadio, ouf !!! Je n’ai plus qu’à le relicher un peu. C’est une maladie que de porter si longtemps cette grosse machine dans sa trompette. J’ai été si interrompue par la maladie réelle, que j’ai eu de la peine à m’y remettre. Mais je me porte comme un charme depuis le beau temps et je vas prendre un bain de botanique.

Maurice en prend un d’entomologie. Il fait trois lieues avec un ami de sa force pour aller chercher, au milieu d’une lande immense, un animal qu’il faut regarder à la loupe. Voilà le bonheur ! c’est d’être bien toqué. Mes tristesses se sont dissipées en faisant Cadio ; à présent, je n’ai plus que quinze ans, et tout me paraît pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Ça durera ce que ça pourra. Ce sont des accès d’innocence, où l’oubli du mal équivaut à l’inexpérience de l’âge d’or.

Comment va la chère mère ? Elle est heureuse de te retrouver près d’elle !

Et le roman ? Il doit avancer, que diable ! Marches-tu un peu ? es-tu plus raisonnable ?

L’autre jour, il y avait ici des gens pas trop bêtes qui ont parlé de Madame Bovary très bien, mais qui goûtaient moins Salammbô. Lina s’est mise dans une colère rouge, ne voulant pas permettre à ces malheureux la plus petite objection ; Maurice a dû la calmer, et, là-dessus, il a très bien apprécié l’ouvrage, en artiste et en savant ; si bien que les récalcitrants ont rendu les armes. J’aurais voulu écrire ce qu’il a dit. Il parle peu, et souvent mal ; cette fois, c’était extraordinairement réussi.

Je veux donc te dire non pas adieu, mais au revoir, dès que je pourrai. Je t’aime beaucoup, mon cher vieux, tu le sais. L’idéal serait de vivre à longues années avec un bon et grand cœur comme toi. Mais alors on ne voudrait plus mourir, et, quand on est vieux de fait comme moi, il faut bien se tenir prêt a tout.

Je t’embrasse tendrement, Maurice aussi. Aurore est la personne la plus douce et la plus farceuse. Son père la fait boire en disant : Dominus vobiscum ! puis elle boit, et répond : Amen ! La voilà qui marche. Quelle merveille que le développement d’un petit enfant ! On n’a jamais fait cela. Suivi jour par jour, ce serait précieux à tous égards. C’est de ces choses que nous voyons tous sans les voir.

Adieu encore ; pense à ton vieux troubadour, qui pense à toi sans cesse.