Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCXXXVII



DCXXXVII

À M. ARMAND BARBÈS, À LA HAYE


Nohant, 12 mai 1867.


Ami,

Je ne crois pas à l’invasion, ce n’est pas là ce qui me préoccupe. Je crains une révolution orléaniste, je me trompe peut-être. Chacun voit de l’observatoire où le hasard le place. Si les Cosaques voulaient nous ramener les Bourbons ou les d’Orléans, ils n’auraient pas beau jeu, ce me semble, et ces princes auraient peu de succès. Mais, si la bourgeoisie, plus habile que le peuple, ourdit une vaste conspiration et réussit à apaiser, avec les promesses dont tous les prétendants sont prodigues, les besoins de liberté qui se manifestent, quelle reculade et quelle nouveau leurre !

On est las du présent, cela est certain. On est blessé d’être joué par un manque de confiance trop évident, on a soif de respirer. On rêve toute sorte de soulagements et d’inconséquences. On se démoralise, on se fatigue, et la victoire sera au plus habile. Quel remède ? On a encouragé l’esprit prêtre, on a laissé les couvents envahir la France et les sales ignorantins s’emparer de l’éducation ; on a compté qu’ils serviraient le principe d’autorité en abrutissant les enfants, sans tenir compte de cette vérité que qui n’apprend pas à résister ne sait jamais obéir.

Y aura-t-il un peuple dans vingt ans d’ici ? Dans les provinces, non, je le crains bien.

Vous craignez les Huns ! moi, je vois chez nous des barbares bien plus redoutables, et, pour résister à ces sauvages enfroqués, je vois le monde de l’intelligence tourmenté de fantaisies qui n’aboutissent à rien, qu’à subir le hasard des révolutions sans y apporter ni conviction ni doctrine. Aucun idéal ! Les révolutions tendent à devenir des énigmes dont il sera impossible d’écrire l’histoire et de saisir le vrai sens, tant elles seront compliquées d’intrigues et traversées d’intérêts divers, spéculant sur la paresse d’esprit du grand nombre. Il faut en prendre son parti, c’est une époque de dissolution où l’on veut essayer de tout et tout user avant de s’unir dans l’amour du vrai. Le vrai est trop simple, il faut y arriver toujours par le compliqué. Laissons passer ces tourbillons. Ils retardent les courants, ils ne les retiennent pas.

L’avenir est beau quand même, allez ! un avenir plus éloigné que nous ne l’avions pressenti dans notre jeunesse. La jeunesse devance toujours le possible ; mais nous pouvons nous endormir tranquilles. Ce siècle a beaucoup fait et fera beaucoup encore ; et nous, nous avons fait ce que nous avons pu. D’un monde meilleur, nous verrons peut-être que le blé lève dans celui-ci.

Adieu, cher ami de mon cœur. Je vas bien à présent et je travaille. Ce beau temps va sûrement vous soulager. Maurice vous embrasse.

G. SAND.