Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCXXXVI



DCXXXVI

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, 9 mai 1867.


Cher ami,

Je vas bien, je travaille, j’achève Cadio. Il fait chaud, je vis, je suis calme et triste, je ne sais guère pourquoi. Dans cette existence si unie, si tranquille et si douce que j’ai ici, je suis dans un élément qui me débilite moralement en me fortifiant au physique ; et je tombe dans des spleens de miel et de roses qui n’en sont pas moins des spleens. Il me semble que tous ceux que j’ai aimés m’oublient et que c’est justice, puisque je vis en égoïste, sans avoir rien à faire pour eux.

J’ai vécu de dévouements formidables qui m’écrasaient, qui dépassaient mes forces et que je maudissais souvent. Et il se trouve que, n’en ayant plus à exercer, je m’ennuie d’être bien. Si la race humaine allait très bien ou très mal, on se rattacherait à un intérêt général, on vivrait d’une idée, illusion ou sagesse. Mais tu vois où en sont les esprits, toi qui tempêtes avec énergie contre les trembleurs. Cela se dissipe, dis-tu ? mais c’est pour recommencer ! Qu’est-ce que c’est, qu’une société qui se paralyse au beau milieu de son expansion, parce que demain peut amener un orage ? Jamais la pensée du danger n’a produit de pareilles démoralisations. Est-ce que nous sommes déchus à ce point qu’il faille nous prier de manger en nous jurant que rien ne viendra troubler notre digestion ? Oui, c’est bête, c’est honteux. Est-ce le résultat du bien-être, et la civilisation va-t-elle nous pousser à cet égoïsme maladif et lâche ?

Mon optimisme a reçu une rude atteinte dans ces derniers temps. Je me faisais une joie, un courage à l’idée de te voir ici. C’était comme une guérison que je mijotais ; mais te voilà inquiet de ta chère vieille mère, et certes je n’ai pas à réclamer.

Enfin, si je peux, avant ton départ pour Paris, finir le Cadio auquel je suis attelée sous peine de n’avoir plus de quoi payer mon tabac et mes souliers, j’irai t’embrasser avec Maurice. Sinon, je t’espérerai pour le milieu de l’été. Mes enfants, tout déconfits de ce retard, veulent t’espérer aussi, et nous le désirons d’autant plus que ce sera signe de bonne santé pour la chère maman.

Maurice s’est replongé dans l’histoire naturelle ; il veut se perfectionner dans les micros ; j’apprends par contre-coup. Quand j’aurai fourré dans ma cervelle le nom et la figure de deux ou trois mille espèces imperceptibles, je serai bien avancée, n’est-ce pas ? Eh bien, ces études-là sont de véritables pieuvres qui vous enlacent et qui vous ouvrent je ne sais quel infini. Tu demandes si c’est la destinée de l’homme de boire l’infini ; ma foi, oui, n’en doute pas ; c’est sa destinée, puisque c’est son rêve et sa passion.

Inventer, c’est passionnant aussi ; mais quelle fatigue, après ! Comme on se sent vidé et épuisé intellectuellement, quand on a écrivaillé des semaines et des mois sur cet animal à deux pieds qui a seul le droit d’être représenté dans les romans ! Je vois Maurice tout rafraîchi et tout rajeuni quand il retourne à ses bêtes et à ses cailloux, et, si j’aspire à sortir de ma misère, c’est pour m’enterrer aussi dans les études qui, au dire des épiciers, ne servent à rien. Ça vaut toujours mieux que de dire la messe et de sonner l’adoration du Créateur.

Est-ce vrai, ce que tu me racontes de G… ? est-ce possible ? je ne peux pas croire ça. Est-ce qu’il y aurait, dans l’atmosphère que la terre engendre en ce moment, un gaz, hilariant ou autre, qui empoigne tout à coup la cervelle et porte à faire des extravagances, comme il y a eu, sous la première révolution, un fluide exaspérateur qui portait à commettre des cruautés ? Nous sommes tombés de l’enfer du Dante dans celui de Scarron.

Que penses-tu, toi, bonne tête et bon cœur, au milieu de cette bacchanale ? Tu es en coière, c’est bien. J’aime mieux ça que si tu en riais ; mais quand tu t’apaises et quand tu réfléchis ?

Il faut pourtant trouver un joint pour accepter l’honneur, le devoir et la fatigue de vivre ? Moi, je me rejette dans l’idée d’un éternel voyage dans des mondes plus amusants ; mais il faudrait y passer vite et changer sans cesse. La vie que l’on craint tant de perdre est toujours trop longue pour ceux qui comprennent vite ce qu’ils voient. Tout s’y répète et s’y rabâche.

Je t’assure qu’il n’y a qu’un plaisir : apprendre ce qu’on ne sait pas, et un bonheur : aimer les exceptions. Donc, je t’aime et je t’embrasse tendrement.

Je suis inquiète de Sainte-Beuve. Quelle perte ce serait ! Je suis contente si Bouilhet est content. Est-ce une position et une bonne ?