Correspondance 1812-1876, 5/1865/DLXXXI



DLXXXI

À M. LADISLAS MICKIEWICZ, À PARIS


Paris, 11 janvier 1865.


Monsieur,

J’ai reçu le bel ouvrage de M. Zaleski, et je vous prie de lui en témoigner ma gratitude et ma satisfaction. J’ai reçu aussi les ouvrages que vous avez publiés et que vous avez bien voulu m’envoyer. Je suis touchée de votre souvenir et je n’ai pas besoin de vous dire que je sais apprécier votre talent d’écrivain et l’ardeur de votre patriotisme. Je regrette de n’avoir, dans cette question palpitante, aucune lumière a laquelle j’ose me livrer entièrement. Je vois un conflit terrible entre des hommes qui ont tous combattu pour leur patrie, ou que le malheur a tous frappés, et qui se reprochent mutuellement ce commun désastre : c’est l’histoire de tous les désastres ! En France, nous avons été divisés aussi par la défaite ; et quelle force, quelle sagesse il faut avoir, dans ces moments-là, pour ne pas se maudire et s’accuser les uns les autres ! Il faudrait, pour prononcer, être initié tout à coup aux clartés que l’histoire seule pourra tirer des faits divers mis en présence. Je ne me suis pas sentie autorisée à instruire, dans ma pensée et dans ma conviction, ces grands procès politiques, où tant de détails sont à contrôler, tant d’accusations à vérifier soi-même. Il y faudrait toute une vie exclusivement consacrée à l’enquête immense que l’avenir seul pourra mettre sous nos yeux. Vous êtes bien jeune pour ce travail d’exploration ! et ne craignez-vous pas de vous tromper ? Des appels à l’indignation publique contre telle ou telle figure historique n’ont-ils pas le danger de désaffectionner de l’œuvre commune ? Ils consternent un peu ma conscience, je vous le confesse, et je n’ose vous dire que vous faites bien de montrer les plaies de la Pologne avec cette absence de ménagement.

Je n’ose pas non plus vous dire que vous faites mal ; car vous obéissez à l’emportement d’une passion vraie, et, comme tout ce qui arrive doit servir à tout ce qui doit arriver, peut-être faut-il que vous accomplissiez la rude tâche que vous vous imposez. La vérité ne se fait qu’avec ce qui la provoque ; car, d’elle-même, elle est paresseuse à se montrer, et tant d’obstacles sont entre Dieu et nous !

Agréez, monsieur, l’expression de ma sollicitude quand même, et parce que.

GEORGE SAND.