Correspondance 1812-1876, 5/1864/DXLV



DXLV

AU MÊME


Nohant, 8 février 1864.


Mon brave et bon ami,

J’ai fini ma grosse tâche, et, avant que j’en commence une autre, je viens causer avec vous. Qu’est-ce que nous disions ? Si la liberté de droit et la liberté de fait pouvaient exister simultanément ? Hélas ! tout ce qu’il y a de beau et de bon pourra exister quand on le voudra ; mais il faut d’abord que tous le comprennent, et le meilleur des gouvernements, de quelque nom qu’il s’appelle, sera celui qui enseignera aux hommes à s’affranchir eux-mêmes en voulant affranchir les autres au même degré.

Vous vouliez me faire des questions, faites-m’en, afin que je vous demande de m’aider à vous répondre ; car je ne crois pas rien savoir de plus que vous, et tout ce que j’ai essayé de savoir, c’est de mettre de l’ordre dans mes idées, par conséquent de l’ensemble dans mes croyances. Si vous me parlez philosophie et religion, ce qui pour moi est une seule et même chose, je saurai vous dire ce que je crois ; politique, c’est autre chose : c’est là une science au jour le jour, qui n’a d’ensemble et d’unité qu’autant qu’elle est dirigée par des principes plus élevés que le courant des choses et les mœurs du moment. Cette science, dans son application, consiste donc à tâter chaque jour le pouls à la société, et à savoir quelle dose d’amélioration sa maladie est capable de supporter sans crise trop violente et trop périlleuse. Pour être ce bon médecin, il faut plus que la science des principes, il faut une science pratique qui se trouve dans de fortes têtes ou dans des assemblées libres, inspirées par une grande bonne foi. Je ne peux pas avoir cette science-là, vivant avec les idées plus qu’avec les hommes, et, si je vous dis mon idéal, vous ne tiendrez pas pour cela les moyens pratiques ; vous ne les jugerez vraiment, ces moyens, que par les tentatives qui passeront devant vos yeux et qui vous feront peser la force ou la faiblesse de l’humanité à un moment donné. Pour être un sage politique, il faudrait, je crois, être imbu, avant tout et par-dessus tout, de la foi au progrès, et ne pas s’embarrasser des pas en arrière qui n’empêchent pas le pas en avant du lendemain. Mais cette foi n’éclaire presque jamais les monarchies, et c’est pour cela que je leur préfère les républiques, où les plus grandes fautes ont en elles un principe réparateur, le besoin, la nécessité d’avancer ou de tomber. Elles tombent lourdement, me direz-vous ; oui, elles tombent plus vite que les monarchies, et toujours pour la même cause, c’est qu’elles veulent s’arrêter et que l’esprit humain qui s’arrête se brise. Regardez en vous-même, voyez ce qui vous soutient, ce qui vous fait vivre fortement, ce qui vous fera vivre très longtemps, c’est, votre incessante activité. Les sociétés ne diffèrent pas des individus.

Pourtant vous êtes prudent et vous savez que, si votre activité dépasse la mesure de vos forces, elle vous tuera ; même danger pour le travail des rénovations sociales ; et impossible, je crois, de préserver la marche de l’humanité de ces trop et de ces trop peu alternatifs qui la menacent et l’éprouvent sans cesse. Que faire ? direz-vous. Croire qu’il y a toujours, quand même, une bonne route à chercher et que l’humanité la trouvera et ne jamais dire : Il n’y en a pas, il n’y en aura pas.

Je crois que l’humanité est aussi capable de grandir en science, en raison et en vertu, que quelques individus qui prennent l’avance. Je la vois, je la sais très corrompue, affreusement malade, je ne doute pas d’elle pourtant. Elle m’impatiente tous les matins, je me réconcilie avec elle tous les soirs. Aussi n’ai-je pas de rancune contre ses fautes, et mes colères ne m’empêcheront jamais d’être jour et nuit à son service. Passons l’éponge sur les misères, les erreurs, les fautes de tels ou tels, de quelque opinion qu’ils soient ou qu’ils aient été, s’ils ont dans le cœur des principes de progrès ardents et sincères. Quant aux hypocrites et aux exploiteurs, qu’en peut-on dire ? Rien ; c’est le fléau dont il faut se préserver, mais ce qu’ils font sous une bannière ou sous une autre ne peut être attribué à la cause qu’ils proclament et qu’ils feignent de servir.

Quand nous mettrons de l’ordre dans notre catéchisme par causerie, il faudra bien que nous commencions par le commencement et que, avant de nous demander quels sont les droits de l’homme en société, nous nous demandions quels sont les devoirs de l’homme sur la terre, et cela nous fera remonter plus haut que république et monarchie, vous verrez. Il nous faudra aller jusqu’à Dieu, sans la notion duquel rien ne s’explique et ne se résoud ; nous voilà embarqués sur un rude chemin, prenez-y garde ! mais je ne recule pas si le cœur vous en dit.

Bonsoir pour ce soir, cher ami, et à vous de cœur et de tout bon vouloir.

G. SAND.