Correspondance 1812-1876, 4/1854/CCCLXXXII


CCCLXXXII

AU MÊME


Nohant, 27 novembre 1854.


Mon ami,

Vous êtes bon ; oui, bon ! ce qui est être grand plus que ceux qui ne sont que grands. Je vous ai presque grondé, et vous me répondez, avec la douceur d’un enfant, que j’ai eu raison. Il n’y a qu’une seule chose, qu’un seul point, où je puisse avoir la raison absolue pour moi. C’est quand je m’afflige et me désole de ne pas vous voir. Je ne vous écris pas aujourd’hui : mon Maurice vient d’être non dangereusement, mais assez cruellement malade. Il va bien ; mais, moi, je suis lasse, lasse, et je me trouve dans un arriéré de travail effrayant.

Où que vous soyez, écrivez-moi quelquefois. À présent que vous êtes un peu plus à vous-même qu’en prison, causons de loin ; mais, au moins, causons de temps en temps.

Où que vous soyez, après avoir repris à la vie physique, dont vous devez avoir besoin sans vous en rendre compte, lisez et écrivez. Vous avez de bonnes choses à nous dire, même en dehors de ce vain monde des faits. Votre âme a monté plus haut que les nôtres, et ces romans que vous avez faits, entre ciel et terre dans les rêveries de la prison, vous nous les devez.

Adieu, pour cette nuit de fatigue. Je suis à vous de cœur et d’esprit.

G. SAND.

30 novembre. Émile, occupé pour Maurice d’une copie assez longue, ne m’a remis que ce soir la lettre que j’attendais pour vous envoyer la mienne. Je me vois donc quelques instants de calme pour vous redire que je pense à vous souvent ; oui, bien souvent ! Dans toutes les émotions, chagrin ou contentement, réflexion ou lecture, chaque fois que mon âme travaille, languit ou s’élève, je me compose un ciel, c’est-à-dire, selon Jean Reynaud, une terre, un monde, où j’espère aller, et tout de suite j’y appelle ceux de ce monde-ci que je veux et compte y retrouver.

Et puis, dans les épreuves véritables, je pense aussi aux devoirs de cette vie où nous sommes, et votre patience, votre vertu (pardonnez-moi un mot vieilli, mais toujours bon), se présentent devant moi pour me donner de la volonté. Vous avez été bien malheureux, mon ami, et, pourtant, il me semble qu’au fond du cœur vous êtes le plus heureux des hommes, parce que vous avez la conscience la plus pure et l’équilibre le plus divin. Vous avez la certitude d’une récompense là-haut, tandis que, nous autres, nous n’avons que l’espoir d’un dédommagement.

Je vous demande pardon pour la lettre prolixe d’Émile. Il est prolixe, c’est sa nature, en écrivant. Il ne vous entretient que de nos malades, comme si c’était bien intéressant. Il ne se dit pas assez que vous recevez trop de lettres et que vous y répondez trop fidèlement. — La seule chose bonne de sa lettre, c’est la conversion qu’il vous doit, et dont il n’est pas encore bien rempli ; car il ne me l’a fait savoir qu’en me permettant de lire l’aveu qu’il en fait. Nous avions des querelles sur ce sujet, et il en avait surtout avec Maurice, qui brûlait d’aller là-bas, et qui y aurait été, sans la crainte de mon désespoir en dedans. Je ne l’aurais pourtant pas empêché de suivre son idée, qui était à la fois artistique et patriotique. Mais j’aurais bien souffert ! — Voilà que je fais comme Émile, et que je vous entretiens de nous. Rien de tout cela ne vaut la peine d’être dit.

Quand c’est à vous que je parle, je voudrais n’avoir à vous entretenir que de choses divines. J’en ai pourtant l’esprit tout plein, et je veux, un jour ou l’autre, faire un livre là-dessus que je vous dédierai. Je travaille comme un nègre pour de l’argent ; il en faut pour les autres. Mais ce devoir-là est bien lourd ! Quand donc, mon Dieu, aurai-je un an à moi, pour faire un livre qui ne me rapportera rien ?

Encore adieu. Maurice, bien portant, vous embrasse, et vous déclare qu’il n’a pas eu la gale, mais tout bonnement une urticaire.