Correspondance 1812-1876, 4/1854/CCCLXXVII


CCCLXXVII

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Nohant, 16 juillet 1854.


Ne soyez pas inquiet de moi, mon cher enfant. Je me porte assez bien, je travaille, je reçois plusieurs amis ; c’est l’époque où la maison se remplit. Je ravale d’un air gai de lourds chagrins qui me viennent toujours d’où vous savez. On m’a repris ma petite-fille qui faisait toute ma joie. Et encore, si c’était pour son bien ! Mais les montagnes de douleurs qui noircissent ce côté de mon horizon seraient trop hautes, trop tristes à vous montrer. Et puis je n’en ai pas le courage, et plus je vois que je n’y peux rien, plus j’en souffre, plus j’ai besoin d’y penser sans rien dire.

Autour de moi, on est heureux, c’est tout ce que je demande pour me réconcilier avec la vie ; et j’ai du travail, c’est tout ce qu’on peut demander aux hommes pour accepter un lien avec leur société maudite et infortunée.

Je n’ai rien reçu de vous, mon enfant ; si vous m’avez fait un envoi, il s’est égaré. Cela arrive souvent de Toulon à Nohant. Envoyez donc toujours dans une lettre et ne vous inquiétez pas du port. J’en paye tant pour des envois qui m’embêtent, que je suis dédommagée quand je paye ce qui me plaît et m’intéresse.

Oui, oui, sauvez-vous à la campagne si le choléra vous menace. Quand même il ne devrait pas vous atteindre, du moment qu’il vous effraye, ce ne serait pas vivre que de vouloir le braver : et donnez-moi de vos nouvelles souvent, quelque paresseuse que je sois à vous écrire.

Si vous n’étiez pas si loin et si le voyage n’était pas si cher, je vous dirais : « Venez à Nohant. » Mais, en outre, il y fait un temps qui vous désespérerait tout à fait ; car il nous désespère un peu, nous autres qui sommes moins difficiles. Depuis deux mois, nous n’avons pas eu deux jours de soleil, et la terre est si trempée de pluie, qu’on ne peut pas sortir des chemins. Cela gêne bien Maurice, qui avait repris fureur à l’entomologie ; et cela nous menace de la famine, si ça continue. Jusqu’ici, nos moissons n’ont pas encore trop souffert, mais il est temps que ça finisse. Elles commencent à courber trop la tête ; et, si une fois elles se couchent dans la boue, une dernière averse perdra tout. Le revenu de Nohant est si peu de chose, que la perte de nos blés ne serait pas un échec irréparable ; mais, si le désastre est général, comme tout se tient, les arts seront aussi infructueux que la terre, et je ne sais pas avec quoi nous donnerons à manger aux gens qui mourront de faim. Décidément, le ciel est fâché et le soleil ne veut plus de nous sur ce coin de l’univers.

Vous m’avez envoyé des vers d’un de vos amis pour lesquels je ne peux pas être aussi indulgente que vous. Il m’en a envoyé aussi de son côté, et je n’ai pas répondu. Que voulez-vous ! je ne sais pas mentir : je trouve cela affreusement maniéré, sous une affectation de fausse simplicité, et si décousu, si jeté au hasard de la fourchette, que c’est incompréhensible. Pourquoi d’ailleurs m’envoyer cela ? Je n’y peux rien.

Pourtant, il me peine de chagriner un de vos amis, et, comme je ne suis pas forcée de le désespérer par ma franchise, j’aime mieux me taire. Arrangez-vous pour lui dire que je suis si occupée, que je reçois tant de vers, tant de prose… C’est la vérité. Cela arrive tous les jours, comme des avalanches, de tous les coins du monde ; et il y a si peu de choses lisibles pour mes pauvres yeux, calligraphiquement et intellectuellement parlant ! Pour m’achever, votre ami écrit comme pour un myope, et je suis presbyte.

Faites des vers, vous, à la bonne heure. Je ne peux pas aimer ceux de tout le monde, et c’est un peu votre faute.

Bonsoir, mon cher enfant. Embrassez pour moi Désirée et Solange, comme je vous embrasse, de tout mon cœur maternel.