Correspondance 1812-1876, 3/1851/CCCXXXV


CCCXXXV

À M. SULLY-LÉVY, À PARIS


Nohant, 24 décembre 1851.


Mon cher monsieur Lévy, j’avais bien l’intention de vous voir à Paris. Dans les premiers jours, ne pouvant trouver une heure de loisir, je ne vous écrivais pas, comptant le faire aussitôt que ma pièce serait jouée[1] et mes autres affaires éclaircies. Je devais passer une quinzaine à Paris. Les événements sont survenus. Je n’avais aucune inquiétude pour mon compte et je voulais rester. Mais je me suis inquiétée pour Maurice, que j’avais laissé à Nohant. Le mouvement des provinces était à craindre ; nous aimons beaucoup le peuple, et, à cause de cela, pour rien au monde nous ne lui eussions conseillé de se soulever, à supposer que nous eussions eu de l’influence. Je ne sais si les autres socialistes pensent comme moi, mais je ne voyais pas dans le coup d’État une issue plus désastreuse que dans toute autre tentative du même genre, et je n’ai jamais pensé que les paysans pussent opposer une résistance utile aux troupes réglées. Ce n’est pas que le peuple ne puisse faire quelquefois des miracles ; mais, pour cela, il faut une grande idée, un grand sentiment, et je ne crois pas que cela existe chez les paysans à l’heure qu’il est. Ils se soulèvent donc pour des intérêts, et, dans le moment où nous vivons, leur intérêt n’est pas du tout de se soulever.

Je craignais donc un soulèvement, — non pas chez nous, nos paysans sont trop bonapartistes, mais non loin de nous, dans les départements environnants, — et un passage où l’on se trouve compromis entre les gens qu’on aime et qu’on blâme, et ceux qu’on n’aime pas, mais qu’on ne veut pas voir opprimer et maltraiter. La position eût été délicate et je voulais y être. Je suis donc partie un peu au milieu des balles, le 3 décembre, avec ma fille et ma petite-fille, et j’attends que la situation soit un peu détendue et la méfiance moins grande pour retourner achever mes affaires à Paris. Ici, on a fait beaucoup d’intimidation injuste et inutile, selon moi ; car je suis presque certaine que personne ne voulait bouger. On a arrêté beaucoup de gens qui n’eussent rien dit et rien fait, si on les eût laissés tranquilles. Espérons qu’on se lassera de ces rigueurs, là où elles ne peuvent produire rien de bon, et où vraiment elles n’étaient pas nécessaires.

Quand je retournerai à Paris, je compte donc bien vous le faire savoir et vous prier de venir me voir. Si j’avais pu vous être utile, car j’ai, en toute occasion, pensé à vous, j’aurais bien su trouver le temps de vous en avertir. Mais je n’ai pas une seule fois trouvé le joint. Je n’ai placé ni Nello ni l’autre pièce. J’allais arranger quelque chose quand il a fallu tout laisser en train. Si mes trois pièces eussent été mises à flot, j’aurais bien trouvé, j’espère, le moyen de vous faire entrer dans un des trois théâtres. J’espère que ce moment reviendra favorable ; mais je voudrais, avant tout, savoir ce que vous désirez. Vous m’avez dit qu’on vous avait offert un engagement au Vaudeville, et que cela ne vous convenait pas. Vous voudriez jouer le drame, et commencer, m’avez-vous dit, par la Porte-Saint-Martin ; or vous savez que je n’ai pu m’arranger avec ce théâtre, parce qu’on m’a refusé d’engager mademoiselle Fernand.

Je regrette d’avoir encore si peu de crédit ; j’espère que je finirai par en avoir un peu plus, et comptez bien que tout ce qui dépendra de moi pour vous être agréable, je le ferai de tout mon cœur.

Bonsoir et à bientôt, mon cher monsieur ; mes enfants vous serrent cordialement la main, et Émile Aucante compte vous écrire bientôt.

Tout à vous.

  1. Le Mariage de Victorine.