Correspondance 1812-1876, 3/1849/CCCVIII


CCCVIII

À JOSEPH MAZZINI, À …


Nohant, 5 novembre 1849.


Oui, mon ami, j’ai reçu tous les numéros de l’Italia ; on n’a pas encore songé à me les supprimer. C’est un heureux hasard. Continuez à me les envoyer. Vos articles sont excellents et admirables. Je ne vous dirai pas, comme Kléber à Napoléon : « Mon général, vous êtes grand comme le monde ! » Je vous dirai mieux, je vous dirai : Mon ami, vous êtes bon comme la vérité. Non, je ne suis pas d’un avis différent du vôtre sur ce qu’il faut faire. Vous vous trompez absolument quand vous me dites que ma persistance dans l’idée communiste est au nombre des choses qui ont fait du mal. Je ne le crois pas pour mon compte, parce que je n’ai jamais marché, ni pensé, ni agi avec ceux qui s’intitulent l’école communiste. Le communisme est ma doctrine personnelle ; mais je ne l’ai jamais prêchée dans les temps d’orage, et je n’en ai parlé alors que pour dire que son règne était loin et qu’il ne fallait pas se préoccuper de son application. Ce que cette doctrine a d’applicable dès aujourd’hui a toute sorte d’autres noms, que l’on accepte parce qu’ils représentent des choses immédiatement possibles.

Ce sont les premiers échelons de mon idée, selon moi ; mais je n’ai jamais été de ceux qui veulent faire adopter leur croyance entière, et qui rejettent l’état intermédiaire, les transitions nécessaires, inévitables, justes et bonnes par conséquent.

Bien au contraire, je blâme ceux qui ne veulent rien laisser faire, quand on ne veut pas faire tout de suite ce qu’ils rêvent ; je les regarde comme vous les regardez, comme des fléaux dans les temps de révolution.

Je m’explique mal apparemment ; mais comprenez-moi mieux que je ne m’explique. Je ne suis pas de ces sectes orgueilleuses qui ne supportent pas la contradiction et qui rejettent tout ce qui n’est pas leur Église. Je ne veux point paralyser l’action qui doit briser les obstacles ; ce n’est point par complaisance et par amitié que je vous dis : Allez toujours, vous faites bien. Mais je vous signale simplement les obstacles, et, parmi ces obstacles, je vous signalerais volontiers l’entêtement communiste comme tous les autres entêtements.

Je vous dis où est notre mal en France : trop de foi à l’idée personnelle chez quelques-uns, trop de scepticisme chez la plupart. L’orgueil chez les premiers, le manque de dignité chez les autres. Mais je constate un mal, et je ne fais rien de plus. Je sais, je vois qu’on ne peut pas faire agir des gens qui ne pensent pas encore et qui ne croient à rien, tandis que ceux qui agissent un peu chez nous n’ont en vue qu’eux-mêmes, leur gloire ou leur vanité, leur ambition ou leur profit.

Vous me trouverez bien triste et bien découragée. Je suis malade de nouveau ; des chagrins personnels affreux contribuent peut-être à me donner un nouvel accès de spleen ! mais à Dieu ne plaise que je veuille faire des prosélytes à mon spleen. Voilà pourquoi je ne publie rien sous l’influence de mon mal. Je tâcherai pourtant d’écrire pour vous, sous la forme d’une lettre. Si je n’y réussis pas, c’est que mon cœur est brisé. Mais les morceaux en sont bons, comme on dit chez nous, et, avec un peu de temps, ils se recolleront, j’espère.

Recevez-vous l’Événement là où vous êtes ? J’y ai publié ces jours-ci un article que les préoccupations du moment, la crise ministérielle ont fait oublier de reproduire dans les autres journaux. Je voudrais pouvoir vous l’envoyer ; mais on ne me l’a pas envoyé à moi-même. C’est par hasard que cet article a été donné à ce journal. Il est intitulé Aux modérés. C’est peu de chose, littérairement parlant ; mais vous y verrez, s’il vous tombe sous la main, que je ne suis pas obstinée.

Je vous aime et vous embrasse. Maurice aussi, Borie aussi. Il est poursuivi pour un délit de presse où, comme de juste, il a mille fois raison contre ses accusateurs.