Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXXXVII


CCLXXXVII

À JOSEPH MAZZINI, À LONDRES


Nohant, 30 septembre 1848.


Ami,

Je ne sais si vous avez reçu deux lettres que je vous ai écrites à Milan, l’une pendant nos horribles événements de juin, l’autre quelque temps après. Comme je vous sais plein de courage pour écrire à ceux qui vous aiment, je présume, si vous ne m’avez pas répondu, que vous n’avez rien reçu. Dieu sait quels obstacles peuvent être entre nous ! Je n’en verrais le motif de la part d’aucune police européenne ; car nous sommes désormais de ceux qui conspirent au grand jour. Mais, enfin, nous vivons dans un temps où toutes choses ne s’expliquent pas. Si vous recevez celle-ci, ayez la bonté de me faire savoir, ne fût-ce que par un mot, que vous savez que je pense à vous.

Heureusement, j’ai eu de vos nouvelles par Eliza Ashurst. Presque toutes les lettres que vous avez écrites à ses parents lui ont été adressées à Paris, d’où elle me les a envoyées ici, d’où, enfin, je les renvoie à Londres. Vous voyez que vos petits bouts de papier circulent beaucoup et intéressent plus d’une famille. J’ai donc su vos malheurs, vos douleurs, vos agitations ; je n’avais pas besoin de les lire pour les apprécier. Je n’avais qu’à interroger mon propre cœur pour y trouver toutes vos souffrances, et je sais que vous avez dû ressentir aussi les miennes. Ce qui s’est passé à Milan est mortel à mon âme, comme ce qui s’est passé à Paris doit être déchirant pour la vôtre. Quand les peuples combattent pour la liberté, le monde devient la patrie de ceux qui servent cette cause. Mais votre situation est plus logique et plus claire que la nôtre, quoiqu’il y ait au fond les mêmes éléments. Vous avez l’étranger devant vous et les crimes de l’étranger s’expliquent comme la lutte du faux et du vrai. Mais nous qui avons tout recouvré en février, et qui laissons tout perdre, nous qui nous égorgeons les uns les autres sans aller au secours de personne, nous présentons au monde un spectacle inouï.

La bourgeoisie l’emporte, direz-vous, et il est tout simple que l’égoïsme soit à l’ordre du jour. Mais pourquoi la bourgeoisie l’emporte-t-elle, quand le peuple est souverain, et que le principe de sa souveraineté, le suffrage universel, est encore debout ? Il faut enfin ouvrir les yeux, et cette vision de la réalité est horrible. La majorité du peuple français est aveugle, crédule, ignorante, ingrate, méchante et bête ; elle est bourgeoise enfin ! Il y a une minorité sublime dans les villes industrielles et dans les grands centres, sans aucun lien avec le peuple des campagnes, et destinée pour longtemps à être écrasée par la majorité vendue à la bourgeoisie. Cette minorité porte dans ses flancs le peuple de l’avenir. Elle est le martyr véritable de l’humanité. Mais, à côté d’elle et autour d’elle, le peuple, même celui qui combat avec elle en de certains jours, est monarchique. Nous qui n’avons pas vu les journées de juin, nous avons cru, jusqu’à ce moment, que les faubourgs de Paris avaient combattu pour le droit au travail. Sans doute, tous l’ont fait instinctivement ; mais voici des élections nouvelles qui nous donnent le chiffre des opinions formulées. La majorité est à un prétendant, ensuite à un juif qui paye les votes, et enfin, en nombre plus limité, aux socialistes. Et, pourtant, Paris est la tête et le cœur des socialistes. De leur côté, les chefs socialistes ne sont ni des héros ni des saints. Ils sont entachés de l’immense vanité et de l’immense petitesse qui caractérisent les années du règne de Louis-Philippe.

Aucune idée ne trouve la formule de la vie. La majorité de la Chambre vote la mort du peuple, et le peuple en masse ne se lève pas sous le drapeau de la République. Il faut à ceux-ci un empereur, à ceux-là des rois, à d’autres des révélateurs bouffis et des théocrates. Nul ne sent en lui-même ce qu’il est et ce qu’il doit être. C’est une effrayante confusion, une anarchie morale complète et un état maladif où les plus courageux se découragent et souhaitent la mort.

La vie sortira, sans aucun doute, de cette dissolution du passé, et quiconque sait ce que c’est qu’une idée ne peut être ébranlé dans sa foi, en tant que principe. Mais l’homme n’a qu’un jour à passer ici-bas, et les abstractions ne peuvent satisfaire que les âmes froides. En vain nous savons que l’avenir est pour nous ; nous continuons à lutter et à travailler pour cet avenir que nous ne verrons pas. Mais quelle vie sans soleil et sans joies ! quelle lourde chaîne à porter ! quels ennuis profonds ! quels dégoûts ! quelle tristesse ! Voilà le pain trempé de larmes qu’il nous faut manger. Je vous avoue que je ne puis accepter de consolations et que l’espérance m’irrite. Je sais aussi bien que qui que ce soit qu’il faut aller en avant ; mais ceux qui me disent que c’est pour traverser en personne de plus riantes contrées, sont des enfants qui se croient assurés de vivre un siècle. J’aime mieux qu’on me laisse dans ma douleur. J’ai bien la force de boire le calice, je ne veux pas qu’on me dise qu’il est de miel quand j’y vois le sang et les larmes de l’humanité.

J’ai vu votre amie Eliza. Elle est venue passer quelques jours ici. Nous avons beaucoup parlé de vous ; mais je vous dirai tout franchement qu’elle m’a fait un effet tout opposé à celui que vous avez produit sur moi. Après vous avoir vu, je vous ai aimé beaucoup plus qu’auparavant, tandis qu’avec elle, c’est le contraire. Elle est très bonne, très intelligente, elle doit avoir de grandes qualités. Mais elle est infatuée d’elle-même, elle a le vice du siècle, et ce vice ne me trouve plus tolérante comme autrefois, depuis que je l’ai vu, comme un vilain ver, ronger les plus beaux fruits et porter son poison sur tout ce qui pouvait sauver le monde. Je crains que la lecture de mes romans ne lui ait été mauvaise et n’ait contribué, en partie, à l’exalter dans un sens qui n’est pas du tout le mien. L’homme et la femme sont tout pour elle, et la question de sexe, dans une acception où la pensée de l’homme ni celle de la femme ne devrait s’arrêter exclusivement, efface chez elle la notion de l’être humain, qui est toujours le même être et qui ne devrait se perfectionner ni comme homme ni comme femme, mais comme âme et comme enfant de Dieu. Il résulte de cette préoccupation, chez elle, une sorte d’état hystérique dont elle ne se rend pas compte, mais qui l’expose à être la dupe du premier drôle venu. Je crois sa conduite chaste, mais son esprit ne l’est pas et c’est peut-être pire. J’aimerais mieux qu’elle eût des amants et n’en parlât jamais que de n’en point avoir et d’en parler sans cesse. Enfin, après avoir causé avec elle, j’étais comme quelqu’un qui a mangé un mauvais aliment et qui souffre de l’estomac. J’ai été sur le point de le lui dire, et c’était peut-être mon devoir. Mais je m’apercevais que cela l’irriterait et je n’étais pas sûre de lui faire utilement de la peine.

Elle a pour vous, du reste, une sorte d’adoration, un culte, dont vous devez lui savoir gré, car il est sincère et profond. Mais encore, en me parlant de vous, elle m’a impatientée sans le savoir. Elle voulait avoir mon opinion sur le sentiment que vous avez pour les femmes, et, pour me débarrasser d’une si sotte question, je lui ai dit un peu brusquement que vous ne deviez pas les aimer du tout, que vous n’en aviez pas le temps ; et qu’avant les femmes il y avait pour vous les hommes, c’est-à-dire l’humanité, qui comprend les deux sexes à un point de vue plus élevé que celui des passions individuelles. Là-dessus, elle s’est animée et m’a parlé de vous comme d’un héros de roman, ce qui me blessait et m’ennuyait énormément. Enfin, une véritable Anglaise, prude sans pudeur ; et c’est aussi un véritable Anglais, car l’esprit n’a pas de sexe, et chaque Anglais se croit le plus bel homme de la plus belle nation qu’il y ait au monde.

Et, pourtant, je sens qu’il faut de l’indulgence avec ces heureux êtres qui trouvent encore, dans les petites satisfactions ou dans les petites illusions de leur amour-propre, un refuge contre le malheur des temps. Nous sommes bien à plaindre, nous qui ne pouvons plus vivre en tant qu’individus et qui sommes dans l’humanité en travail, comme les vagues dans la mer battues de l’orage.

Vous avez revu votre sœur et votre mère, c’est toujours cela de pris ! Je ne vous parle pas de mes chagrins domestiques. Ils sont toujours les mêmes et ne changeront pas. Mon intérieur est du moins tranquille et doux, mon fils toujours bon et calme ; et les deux autres enfants que vous connaissez, laborieux et affectueux autour de moi. Je ne demande rien à Dieu pour moi-même, je ne le prie même pas de me préserver des cuisantes douleurs qui me viennent d’ailleurs. Je lui demande d’ôter aux autres les peines dont je souffre. Mais c’est encore lui demander plus que sa terrible loi n’a voulu accorder à notre race infortunée.

Adieu, ami ; je vous aime.

G. SAND.