Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXXXVI


CCLXXXVI

À M. EDMOND PLAUCHUT, À ANGOULÊME


Nohant, 24 septembre 1848.


Monsieur,

Je viens bien tard répondre à une lettre que vous m’avez écrite le 19 juillet dernier. Vous me l’aviez adressée à Paris, et, par un concours de circonstances trop long à vous expliquer ici, je ne l’ai reçue que depuis peu de jours avec un paquet d’autres lettres.

Vous me demandez si le socialisme combattait en juin à Paris. Je le crois, bien qu’aucun de mes amis, parmi les ouvriers, n’ait cru devoir prendre part à cette lutte effroyable. J’étais déjà ici à cette époque et je n’ai rien vu par moi-même : je ne puis donc juger que par induction. Je crois que le socialisme a dû combattre dans toutes ses nuances, parce qu’il y a de tout dans ce grand peuple de Paris, et même des combinaisons d’idées et de doctrines que nous ne connaissons pas.

Mais je ne crois pas que le socialisme ait suscité le mouvement ni qu’il l’ait dirigé. Je doute qu’il l’eût dominé et réglé si les insurgés eussent triomphé. Il y a eu, je crois, toute sorte de désespoirs dans cette mêlée, et, par conséquent, toute sorte de fantaisies ; car le désespoir en a, vous le savez, comme les maladies extrêmes. L’élection de Louis Bonaparte à côté de celle de Raspail doit nous expliquer un peu aujourd’hui la confusion de l’événement de juin.

En somme, il y a un grand fait qui domine tout, et je vous l’explique assez par le mal de désespoir. Le désespoir ne peut pas raisonner, il ne peut pas attendre. Là est le malheur. Le peuple n’a pas eu confiance en l’Assemblée nationale, et, aujourd’hui, nous voyons bien que son instinct ne l’avait pas trompé ; car l’Assemblée nationale, sauf une minorité républicaine méritante, et une infiniment petite minorité socialiste, enterre toutes les questions vitales de la démocratie.

Mais ce n’est point par le combat que le peuple triomphera d’ici à longtemps. On a trop effrayé la bourgeoisie propriétaire. Elle croit qu’on veut tout lui ravir, l’argent et la vie, et elle trouve de l’appui dans la majorité du peuple, qui craint aussi pour l’ombre de propriété qu’elle possède ou qu’elle rêve. Je crois que la question est retardée parce qu’elle est mal posée de part et d’autre.

Il y a, selon moi, deux espèces de propriétés : la propriété individuelle et la propriété sociale. Les bourgeois ne veulent reconnaître que la première ; certains socialistes, poussés à l’extrême par cette monstrueuse négation de la propriété sociale, ne veulent reconnaître que la seconde.

Cependant plus les sociétés se civilisent et se perfectionnent, plus elles étendent le fonds commun, pour faire contrepoids à l’abus et à l’excès de la propriété individuelle. Mais il doit aussi y avoir une borne à cette extension de la propriété commune ; autrement, la liberté individuelle et la sécurité de la famille périraient.

Aussi le ministre Duclerc avait une pensée vraiment sociale en voulant donner à l’État le monopole des chemins de fer et des assurances contre l’incendie. C’étaient des mesures parfaitement logiques et qui devaient s’étendre à mesure que la société en aurait recueilli le bénéfice. Ainsi tout ce qui concerne les voies de communication, les routes, les canaux et les richesses qui, de leur nature, sont communes à tous, les grandes mesures financières portant sur les hypothèques et qui peuvent mettre l’argent à bon marché, tout cela devra être socialisé avec le temps, pourvu que la bonne volonté y soit. Mais elle n’y est pas, la vérité ayant été outrepassée par les écoles socialistes qui vont jusqu’à ôter à l’individu, sa maison, son champ, son jardin, son vêtement et même sa femme.

La peur, une peur pusillanime et furieuse en même temps, s’est emparée de la bourgeoisie. Et puis les spéculateurs qui, sous la dernière monarchie, se sont emparés de ces richesses communes (et c’est en ce sens que Proudhon a raison de dire que la propriété, c’est le vol), ne veulent point restituer à la communauté ce qui est essentiellement du domaine commun. S’ils pouvaient, comme sous la féodalité, posséder les ponts, les chemins, les rivières, les maisons et même les hommes, ils trouveraient cela fort légitime, tant ils font peu, vis-à-vis de la communauté, la distinction du tien et du mien.

Le peuple qui s’est battu en juin avait-il compris cette distinction ? On le croirait à cause du fait de la dissolution des ateliers nationaux, qui a servi de cause ou de prétexte. Il semble qu’il ait pris les armes pour maintenir son droit au travail. Mais le fait accompli se présente si confusément et, je le répète, les dernières élections de Paris sont si bizarres, qu’on ne sait plus que penser de la masse.

Est-ce par haine de la dictature de Cavaignac qu’on ambitionne celle d’un neveu de Napoléon ? Comment le savoir ? Nous nous agitons dans une fournaise, et il est malheureux que le peuple ne connaisse pas sa vraie force. Elle est dans le suffrage universel qui le met toujours à même de réparer ses fautes et de refaire sa constitution. Mais l’excès de sa souffrance la lui fait méconnaître, et, dans les orages qu’il soulève, dans les vœux étranges qu’il émet lors des élections, il compromet le principe même de sa souveraineté.

Cavaignac a peut-être combattu le peuple pour lui conserver, malgré lui, cette inviolable souveraineté. Je ne sais. Il faut croire cela pour ne pas le haïr de s’être fait, en apparence, l’exécuteur des hautes-œuvres de la bourgeoisie.

Voilà, monsieur, mes idées sur notre malheur. Elles sont assez vagues, comme vous voyez ; car on n’a pas l’esprit bien lucide quand le cœur est si profondément déchiré. La foi dans l’avenir ne doit jamais être ébranlée par ces catastrophes ; car l’expérience est un fruit amer et plein de sang ; mais comment ne pas souffrir mortellement du spectacle de la guerre civile et de l’égorgement du peuple ?

Je vous remercie de la citation de Pascal que vous m’envoyez. — Elle est bien belle, en effet, et bien frappante. Vous me demandez dans quel journal j’écris. Je n’écris nulle part en ce moment du moins, je ne puis dire ma pensée sous l’état de siège. Il faudrait faire aux prétendues nécessités du temps des concessions dont je ne me sens pas capable. Et puis mon âme a été brisée, découragée pendant quelque temps. Elle est encore malade et je dois attendre qu’elle soit guérie.

Agréez, monsieur, et faites agréer à vos amis, l’expression de mes sentiments fraternels.

GEORGE SAND.