Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXXXI


CCLXXXI

AU CITOYEN ARMAND BARBÈS, AU DONJON
DE VINCENNES


Nohant, 10 juin 1848.


Je n’ai reçu votre lettre qu’aujourd’hui 10 juin, cher et admirable ami. Je vous remercie de cette bonne pensée, j’en avais besoin ; car je n’ai pas passé une heure, depuis le 15 mai, sans penser à vous et sans me tourmenter de votre situation. Je sais que cela vous occupe moins que nous ; mais enfin il m’est doux d’apprendre qu’elle est devenue matériellement supportable. Ah ! oui, je vous assure que je n’ai pas goûté la chaleur d’un rayon de soleil sans me le reprocher, en quelque sorte, en songeant que vous en étiez privé. Et moi qui vous disais : « Trois mois de liberté et de soleil vous guériront ! »

On m’a dit que j’étais complice de quelque chose, je ne sais pas quoi, par exemple. Je n’ai eu ni l’honneur ni le mérite de faire quelque chose pour la cause, pas même une folie ou une imprudence, comme on dit ; je ne savais rien, je ne comprenais rien à ce qui se passait ; j’étais là comme curieux, étonné et inquiet, et il n’était pas encore défendu, de par les lois de la République, de faire partie d’un groupe de badauds. Les nouvelles les plus contradictoires traversaient la foule. On a été jusqu’à nous dire que vous aviez été tué. Heureusement, cela était démenti au bout d’un instant par une autre version. Mais quelle triste et pénible journée !

Le lendemain était lugubre. Toute cette population armée, furieuse ou consternée, le peuple provoqué, incertain, et à chaque instant, des légions qui passaient, criant à la fois : Vive Barbès ! et À bas Barbès ! Il y avait encore de la crainte chez les vainqueurs. Sont-ils plus calmes aujourd’hui après tout ce développement de terrorisme ? j’en doute.

Enfin, je ne sais par quel caprice, il paraît qu’on voulait me faire un mauvais parti, et mes amis me conseillaient de fuir en Italie. Je n’ai pas entendu de cette oreille-là. Si j’avais espéré qu’on me mît en prison près de vous, j’aurais crié : Vive Barbès ! devant le premier garde national que j’aurais trouvé nez à nez. Il n’en aurait peut-être pas fallu davantage ; mais, comme femme, je suis toujours forcée de reculer devant la crainte d’insultes pires que des coups, devant ces sales invectives que les braves de la bourgeoisie ne se font pas faute d’adresser au plus faible, à la femme, de préférence à l’homme.

J’ai quitté Paris, d’abord parce que je n’avais plus d’argent pour y rester, ensuite pour ne pas exposer Maurice à se faire empoigner ; ce qui lui serait arrivé s’il eût entendu les torrents d’injures que l’on exhalait contre tous ses amis et même contre sa mère, dans cet immense corps de garde qui avait remplacé le Paris du peuple, le Paris de Février. Voyez quelle différence ! Dans tout le courant de mars, je pouvais aller et venir seule dans tout Paris, à toutes les heures, et je n’ai jamais rencontré un ouvrier, un voyou qui, non seulement ne m’ait fait place sur le trottoir, mais qui encore ne l’ait fait d’un air affable et bienveillant. Le 17 mai, j’osais à peine sortir en plein jour avec mes amis : l’ordre régnait !

Mais c’est bien assez vous parler de moi. Je n’ose pourtant pas vous parler de vous : vous comprenez pourquoi. Mais, si vous pouvez lire des journaux, et si la Vraie République du 9 juin vous est arrivée, vous aurez vu que je vous écrivais en quelque sorte avant d’avoir reçu votre lettre. Ne faites attention dans cet article qu’au dernier paragraphe. Le reste est pour cet être à toutes facettes qu’on appelle le public, la fin était pour vous.

Ah ! mon ami, que votre foi est belle et grande ! Du fond de votre prison, vous ne pensez qu’à sauver ceux qui paraissent compromis, et à consoler ceux qui s’affligent. Vous essayez de me donner du courage, au rebours de la situation normale qui me commande de vous en donner. Mon Dieu, je sais que vous n’en avez pas besoin, vous n’en avez que trop. Moi, je n’en ai pas pour les autres. Leurs malheurs me brisent, et le vôtre m’a jetée dans un grand abattement ; j’ai peur de l’avenir, j’envie ceux qui n’ont peur que pour eux-mêmes et qui se préoccupent de ce qu’ils deviendront. Il me semble que le fardeau de leur angoisse est bien léger, au prix de celui qui pèse sur mon âme.

Je souffre pour tous les êtres qui souffrent, qui font le mal ou le laissent faire sans le comprendre ; pour ce peuple qui est si malheureux et qui tend toujours le dos aux coups et les bras à la chaîne. Depuis ces paysans polonais qui veulent être Russes, jusqu’à ces lazzaroni qui égorgent les républicains ; depuis ce peuple intelligent de Paris, qui se laisse tromper comme un niais, jusqu’à ces paysans des provinces qui tueraient les communistes à coups de fourche, je ne vois qu’ignorance et faiblesse morale en majorité sur la face du globe. La lutte est bien engagée, je le sais. Nous y périrons, c’est ce qui me console. Après nous, le progrès continuera. Je ne doute ni de Dieu ni des hommes ; mais il m’est impossible de ne pas trouver amer ce fleuve de douleurs qui nous entraîne, et où, tout en nageant, nous avalons beaucoup de fiel.

Adieu, cher ami et frère. Borie vous aime, allez ! et Maurice aussi ! Ils sont ici près de moi. Si nous étions à Paris, nous irions vous voir, vous nous auriez déjà vus, vous pouvez bien le croire, et, aussitôt que nous irons, vous nous verrez.

Adieu, adieu ; écrivez-moi si vous pouvez, et sachez bien que vous avez en moi une sœur, je ne dis pas aussi bonne, mais aussi dévouée que l’autre.

G. S.