Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXXXII


CCLXXXII

À JOSEPH MAZZINI, À MILAN


15 juin 1848.


Que peuvent faire ceux qui ont consacré leur vie à l’idée d’égalité fraternelle, qui ont aimé l’humanité avec ardeur, et qui adorent dans le Christ le symbole du peuple racheté et sauvé ? que peuvent faire les socialistes, en un mot, lorsque l’idéal quitte le sein des hommes, lorsque l’humanité s’abandonne elle-même, lorsque le peuple méconnaît sa propre cause ? N’est-ce point ce qui menace d’arriver aujourd’hui, demain peut-être ?

Vous avez du courage, ami ; c’est-à-dire que vous garderez l’espérance. Moi, je garderai ma foi : l’idée pure et brillante, l’éternelle vérité sera toujours dans mon ciel, à moins que je ne devienne aveugle. Mais l’espoir, c’est la croyance à un prochain triomphe de la foi, et je ne serais pas sincère si je disais que cette disposition de mon âme ne s’est point modifiée depuis deux mois.

Je vois l’Europe civilisée se précipiter, par l’ordre de la Providence, dans la voie des grandes luttes. Je vois l’idée de l’avenir aux prises avec le passé. Ce vaste mouvement est un immense progrès, après les longues années de stupeur qui ont marqué un temps d’arrêt dans la forme des sociétés opprimées. Ce mouvement, c’est l’effort de la vie qui veut sortir du tombeau et briser la pierre du sépulcre, sauf à se briser elle-même avec les débris. Il serait donc insensé de désespérer ; car, si Dieu même a soufflé sur notre poussière pour la ranimer, il ne la laissera pas se disperser au vent. Mais est-ce une résurrection définitive vers laquelle nous nous élançons, ou bien n’est-ce qu’une agitation prophétique, un tressaillement précurseur de la vie, après lequel nous dormirons encore un peu de temps, d’un sommeil moins lourd, il est vrai, mais encore accablés d’une langueur fatale ? Je le crains.

Quant à la France, la question est arrivée à son dernier terme et se pose sans détour, sans complication, entre la richesse et la misère. Elle pourrait encore se résoudre pacifiquement ; les prétendants ne sont point des incidents sérieux, ils s’évanouiront comme des bulles d’écume à la surface du flot. La bourgeoisie veut régner. Depuis soixante ans, elle travaille à réaliser sa devise : Qu’est-ce que le tiers état ? rien. Que doit-il être ? tout. Oui, le tiers état veut être tout dans l’État, et le 24 février l’a débarrassé de l’obstacle de la royauté. Il est donc indubitable que la France sera désormais une république, puisque, d’une part, la classe la plus pauvre et la plus nombreuse aime cette forme de gouvernement, qui lui ouvre les portes de l’avenir, et que, de l’autre, la classe la plus riche, la plus influente, la plus politique trouve son compte à une oligarchie.

Le suffrage universel fera justice, un jour, de cette prétention du tiers état. C’est une arme invincible dont le peuple n’a pas encore su faire usage et qui s’est retournée contre lui-même dans un premier essai. Son éducation politique se fera plus vite qu’on ne pense et l’égalité progressive, mais ininterrompue dans sa marche, peut et doit sortir du principe de sa souveraineté de droit. Voilà le fait logique, tel qu’il se présente de lui-même. Mais les déductions logiques sont-elles toujours la loi régulière de l’histoire des hommes ? Non ! le plus souvent, il y a une autre logique que celle du fait général : c’est celle du fait particulier, qui jette le désordre dans l’ensemble, et, chez nous, le fait particulier, c’est l’inintelligence de la situation dans la majorité du tiers état.

Cette inintelligence peut rendre violente et terrible notre nouvelle révolution, et, par des essais de domination liberticide, exaspérer la souffrance des masses. Alors la marche solennelle du temps est rompue. La misère excessive n’appelle plus sa souffrance vertu, mais abjection. Elle invoque le secours de sa propre force, elle dépossède violemment le riche et engage une lutte extrême où la souveraineté du but lui semble justifier tous les moyens. Époques funestes dans la vie des peuples, que celles où le vainqueur, pour avoir abusé, devient à son tour le vaincu !

Les socialistes du temps où nous vivons ne désirent point les solutions du désespoir. Instruits par le passé, éclairés par une plus haute intelligence de la civilisation chrétienne, tous ceux qui méritent ce titre, à quelque doctrine sociale qu’ils appartiennent, répudient pour l’avenir le rôle tragique des vieux jacobins, et demandent à mains jointes à la conscience des hommes de s’éclairer et de se prononcer pour la loi de Dieu.

Mais l’idée du despotisme est, par sa nature, tellement identique à l’idée de la peur, que la bourgeoisie tremble et menace à la fois. Elle s’effraye du socialisme à ce point de vouloir l’anéantir par la calomnie et par la persécution, et, si quelque parole prévoyante s’élève pour signaler le danger, aussitôt mille voix s’élèvent pour crier anathème sur le fâcheux prophète.

« Vous provoquez à la haine, s’écrie-t-on, vous appelez sur nous la vengeance. Vous faites croire au peuple qu’il est malheureux, vous nous désignez à ses fureurs. Vous ne le plaignez que pour l’exciter. Vous lui faites savoir qu’il est pauvre parce que nous sommes riches. » Enfin ce que le Christ prêchait aux hommes de son temps, la charité, l’amour fraternel, est devenu une prédication incendiaire, et, si Jésus reparaissait parmi nous, il serait empoigné par la garde nationale comme factieux et anarchiste.

Voilà ce que je crains pour la France, ce Christ des nations, comme on l’a appelée avec raison dans ces derniers temps. Je crains l’inintelligence du riche et le désespoir du pauvre. Je crains un état de guerre qui n’est pas encore dans les esprits, mais qui peut passer dans les faits, si la classe régnante n’entre pas dans une voie franchement démocratique et sincèrement fraternelle. Alors, je vous le déclare, il y aura une grande confusion et de grands malheurs, car le peuple n’est pas mûr pour se gouverner seul. Il y a dans son sein de puissantes individualités, des intelligences à la hauteur de toutes les situations ; mais elles lui sont inconnues, elles n’exercent pas sur lui le prestige dont le peuple a besoin pour aimer et croire. Il n’a point confiance en ses propres éléments, il vient de le prouver dans les élections de toute la France ; il croit trouver des lumières au-dessus de lui, il aime les grands noms, les célébrités, quelles qu’elles soient.

Il chercherait donc encore ses sauveurs parmi les bourgeois prétendus démocrates, socialistes ou autres, et il serait encore trompé ; car, sauf quelques exceptions peut-être, il n’existe point en France un parti démocratique éclairé suffisamment pour exercer une dictature de salut public. S’en remettrait-il à la sagesse ou à l’inspiration d’un seul ? Ce serait reculer et faire abstraction de tout le progrès de l’humanité depuis vingt ans.

Nul homme ne sera supérieur à un principe, et le principe qui doit donner la vie aux sociétés nouvelles, c’est le suffrage universel, c’est la souveraineté de tous. Ce n’est donc qu’avec le concours de tous, avec la bourgeoisie réactionnaire, comme avec la bourgeoisie démocratique, comme avec les socialistes, que le peuple doit se gouverner. Il lui faut, pour s’éclairer, la lutte pacifique et légale de tous ces éléments divers.

Qu’une majorité démocratique et sociale se dessine dans le sein de notre Assemblée, et nous sommes sauvés avec le temps ; mais, que ce soit une majorité définitivement réactionnaire et marchant à son but, la dissolution de l’ordre social commence, l’insolente chimère d’une république oligarchique s’évanouit dans une crise extrême, et le hasard s’empare pour longtemps des destinées de la France.

Voilà ce qu’il n’est point permis de dire en France, à l’heure qu’il est, sans s’attirer la haine des partis. La réaction appelle cette prévoyance un appel à la guerre civile. Le parti modéré sourit d’un air capable et méprise souverainement toute autre solution que celle qu’il prétend avoir et qu’il n’a point. Chaque coterie philosophico-politique a son homme, son fétiche qui pourrait sauver la République à lui tout seul et dont il n’est point permis de douter. Chaque ambitieux satisfait devient optimiste à l’instant même ; l’ambitieux mécontent déclare que la République est perdue, faute de son concours.

Au milieu de ces tiraillements de l’intérêt personnel, la foi au principe s’efface ou du moins l’intelligence de ce principe s’amoindrit dans les esprits. Toutes les frayeurs, comme tous les appétits de pouvoir, convergent vers le même but, le respect de la représentation nationale, l’appel jaloux à son omnipotence. Mais ce n’est point un respect sincère, ce n’est point une foi sérieuse. Cette Assemblée, qui représente bien un principe, n’est pas un principe en action. C’est quelque chose de creux comme une formule ; c’est l’image de quelque chose qui devrait être ; chaque nuance de l’opinion trouve là quelques noms propres qu’elle préconise ; mais tout bas chacun se dit : « Excepté Pierre, Jacques et Jean, tous ces représentants ne représentent rien. »

Le nom propre est l’ennemi du principe, et pourtant il n’y a que le nom propre qui émeuve le peuple. Il cherche qui le représentera, lui, l’éternel représenté, et il cherche, dans les individualités extrêmes, ceux-ci M. Thiers, ceux-là M. Cabet, d’autres Louis Bonaparte, d’autres Victor Hugo, produit bizarre et monstrueux du vote, et qui prouve combien peu le peuple sait où il va et ce qu’il veut.

La question est pourtant facile à éclairer pour le peuple : « Être ou ne pas être ; » mais il ignore les moyens. On a suscité, pour l’éblouir et lui donner le vertige, le grand fantôme du mensonge politique, et, quand je dis le mensonge, c’est faire trop d’honneur à l’élément bizarre et ridicule qui fait mouvoir l’opinion de la France en ce moment. Nous avons un mot trivial que vous traduirez par quelque équivalent dans votre langue : c’est le canard politique. Tous les matins, une histoire merveilleuse, absurde, ignoble le plus souvent, part de je ne sais quels cloaques de Paris et fait le tour de la France, agitant les populations sur son passage, leur annonçant un sauveur nouveau, ou un ogre prêt à les dévorer, les livrant à de folles espérances ou à de sottes frayeurs, et se personnifiant, par une mystérieuse solidarité, dans les individus qui plaisent ou déplaisent aux diverses localités. Ce peuple intelligent mais crédule et impressionnable, on travaille ainsi à l’abrutir ; mais, comme ce n’est pas facile, on ne réussit qu’à l’exalter et à le rendre fou. Aussi nulle part il n’est tranquille, nulle part il ne comprend. Ici, il crie : « À bas la République ! et vive l’égalité ! » Ailleurs : « À bas l’égalité ! et vive la République ! »

D’où peut sortir la lumière, au milieu d’un tel conflit d’idées fausses et de formules menteuses ? De belles et nobles lois peuvent seules expliquer à la foule que la République est non pas la propriété de telle ou telle classe, de telle ou telle personne, mais la doctrine du salut de tous.

Qui fera ces lois ? Une Assemblée vraiment nationale. La nôtre malheureusement subit toutes les préventions et cède à toutes les influences qui font la perte des monarchies.

Vous voyez, ami, combien il est difficile à une société de se transformer sans combat et sans violence. Et pourtant notre idéal, à nous autres, c’était d’arriver à cette transformation sans discorde civile, sans cette guerre impie des citoyens d’une même nation les uns contre les autres. Je vous confesse que, la royauté mise de côté, après ce court et glorieux élan du peuple de Paris, qu’on ne peut pas appeler un combat, mais qui fut bien plutôt une manifestation puissante où quelques citoyens se sont offerts à Dieu et à la France comme une hécatombe sacrée, mon âme ne s’était pas cuirassée au point d’envisager sans horreur l’idée de la guerre sociale. Je ne la croyais pas possible, et elle ne l’est point, en effet, de la part de ce peuple magnanime où les idées sociales ont assez pénétré pour le rendre éminemment pacifique et généreux. Bourgeoisie aveugle et ingrate, qui ne voit point que ces idées l’ont sauvée en février et qui essaye de tourner contre les socialistes une rage factice, excitée par elle dans le sein du peuple ! Caste insensée, téméraire comme une royauté expirante, qui joue sa dernière partie, qui cherche son appui, comme les monarques d’hier, dans la force matérielle, et qui, depuis trois mois, travaille à sa propre perte avec une ardeur déplorable !

D’un bout de la France à l’autre, cette caste se donne le mot d’ordre et ne craint pas de jeter un cri de mort contre ceux qu’elle appelle des factieux, sans songer que ce même peuple, qu’elle provoque contre lui-même, peut perdre en un jour le fruit d’une civilisation morale acquise depuis vingt ans, et redevenir, sous le coup de la peur, du soupçon et de la colère, le peuple terrible à tous, le peuple de 93, qui fut la gloire farouche de son temps et qui serait la honte sanglante de la cause nouvelle !

Espérons encore que notre peuple sera plus fort et plus grand que les passions funestes qu’on s’efforce de réveiller en lui. Espérons qu’il restera sourd à ces agents provocateurs qui veulent l’agiter à leur profit et qui s’imaginent qu’après l’avoir déchaîné contre nous, il ne se retournerait pas contre eux le lendemain. Il ne tient pas à la bourgeoisie réactionnaire que le peuple de France n’agisse comme les lazzaroni de Naples.

Mais ce complot impie échouera, Dieu interviendra et peut-être la caste des riches ouvrira-t-elle aussi les yeux. Nous, les amis de l’humanité, nous ne voulons pas que les riches soient punis, nous disons après Jésus : « Qu’ils se convertissent et qu’ils vivent ! »

Prions pour qu’il en soit ainsi. Ah ! qu’ils nous connaissent mal, ceux qui nous croient leurs ennemis et leurs juges implacables ! Comment ne savent-ils pas qu’on ne peut pas aimer le peuple sans haïr le mal que commettrait le peuple ! comment ne voient-ils pas que l’œuvre qu’ils accomplissent, en cherchant à rendre le peuple brutal et sanguinaire, nous est mille fois plus douloureuse que tout le mal qu’ils pourraient nous faire à nous-mêmes ! Nous aimons le peuple comme notre enfant ; nous l’aimons comme on aime ce qui est malheureux, faible, trompé et sacrifié ; comme on aime ce qui est jeune, ignorant, pur encore, et portant en soi le germe d’un avenir idéal. Nous l’aimons comme on aime la victime innocente, disputée à la fatalité éternelle ; comme on aime le Christ sur la croix, comme on aime l’espérance, comme on aime l’idée de la justice, comme on aime Dieu dans l’humanité ! Peut-on aimer ainsi et vouloir que l’objet d’un tel amour s’avilisse dans la misère ou se souille dans le pillage ?

Demandez à la mère si elle souhaite que l’enfant de ses entrailles devienne un bandit et un assassin !

Et pourtant voilà ce dont on nous accuse. On dit que nos idées d’égalité fraternelle sont le tocsin du meurtre et de l’incendie, et, en disant cela, on sonne aux oreilles du peuple le tocsin du délire, on lui signale d’invisibles ennemis qu’on lui conseille d’étrangler. On marque la porte de nos maisons, on voudrait une Saint-Barthélémy d’hérétiques nouveaux, on lui crie : « Tue ! afin qu’il n’y ait plus personne entre toi, peuple, et nous, bourgeoisie, et alors nous compterons ensemble. »

Le peuple ne tuera pas. Eh ! que m’importerait à moi qu’il me tuât, si mon sang pouvait apaiser la colère du ciel et même celle de la bourgeoisie ? Mais le sang enivre et répand dans l’atmosphère une influence contagieuse. Le meurtre rend fou. L’injure même, les mauvaises paroles, les cris de menace tuent moralement ceux qui les exhalent. L’éducation de la haine est une école d’abrutissement et d’impiété qui finit par l’esclavage. Bourgeois, bourgeois ! rentrez en vous-mêmes. Parlez-nous de charité et de fraternité ; car, après que vous aurez tué moralement le peuple, vous vous trouverez en face des cosaques, des lazzaroni de Naples et des paysans de la Gallicie !