Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/108

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 196-197).


Paris, 26 mars 1770.


Mon cher et illustre ami, je pourrais vous dire comme Agrippine : Non, non, mon intérêt ne me rend point injuste. Je sais que la personne dont vous me parlez fait profession de haine pour la philosophie et les lettres ; je ne sais pas non plus si l’État a plus à s’en louer que la philosophie, mais je lui reconnais des qualités très louables, et je sais qu’en particulier vous avez à vous en louer beaucoup. Je trouve seulement que son éloge eût été mieux placé dans cent autres endroits du Dictionnaire, qu’il ne l’est à la première page, et à propos de la lettre A. À l’égard du contrôleur-général, que Dieu absolve, il me fait aussi perdre à moi environ cinq à six cents livres, et c’est le denier de la veuve. Jusqu’à présent, nous voyons comment il sait prendre ; le temps nous fera voir comment il saura payer. Tout mis en balance, la personne que vous louez me paraît en effet la plus louable de ses semblables ; vous en avez loué d’autres qui assurément le méritaient moins, et dont vous n’avez pas eu depuis à vous louer beaucoup.

À l’égard de notre petite controverse poétique et grammaticale, je conviens d’abord que françois est absurde, et que français est plus raisonnable ; mais pourquoi employer deux lettres ai, pour marquer un son simple comme celui de l’e dans procès ? La raison de l’étymologie me paraît faible, car il y a mille autres choses où l’orthographe fait faux-bon à l’étymologie, et avec raison, parce que la première règle, et la seule raisonnable, est d’écrire comme on prononce : les Italiens nous en donnent l’exemple, et nous devrions le suivre.

Mon oreille est assurément la très humble servante de la vôtre ; mais immolée à mes yeux me paraît plus dur qu’immolé à mes yeux, par la raison même que vous apportez du contraire, celle de la prolongation de la voyelle. Croyez-vous d’ailleurs que la hauteur, un héros, tout le camp ennemi, disperse tout son camp à l’aspect de Jéhu, et mille autres heurtements semblables ne soient pas plus écorchants qu’une simple rencontre de voyelles que nos règles interdisent ? Ces règles vous paraissent-elles bien conséquentes ? Je conviens qu’il alla à Arles est affreux ; mais je voudrais qu’on ne fît pas plus de grâce aux autres heurtements que j’ai cités, et qui me paraissent comme ces grands seigneurs qui ne se font respecter qu’à force de morgue.

Vous ne savez donc pas que notre secrétaire Duclos est absent depuis trois semaines ? On prétend qu’il est allé négocier avec M. de La Chalotais ; on assure même que sa négociation n’a pas réussi : je n’en sais pas plus là-dessus que le public, qui pourrait bien n’en rien savoir. Dès que Duclos sera de retour, je lui donnerai votre mémoire ; au reste, je vous avertis que l’homme qui bat sa femme et qui est espion de la police, est protégé au-delà de tout ce que vous pouvez croire, et que la personne de France la plus respectable après le maître, lui a sauvé, en dernier lieu, le For-l’Évêque ou Fort-l’Évêque, qu’il avait mérité pour je ne sais quelle impertinente nouvelle.

Priez Dieu pour l’âme de l’archidiacre Trublet, mort à Saint-Malo le 14, après avoir porté l’aumusse pendant quatre ans avec grande édification. Son Journal chrétien a dû lui faire ouvrir les deux battants du paradis. J’espère que nous aurons Saint-Lambert à sa place, et qu’il pourra nous consoler de cette perte.

Priez Dieu surtout, mon cher ami, pour ma pauvre tête, car je n’en ai plus ; il ne me reste qu’un cœur pour vous aimer, et une plume pour vous le dire.