Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/107

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 194-195).


Paris, 11 mars 1770.


Nos lettres vont toujours se croisant, mon cher et illustre confrère. J’ai reçu le cahier que vous m’avez envoyé. Je suis touché, comme je le dois, de votre confiance ; et je vous envoie, puisque vous le voulez, mes petites observations.

Page 7. Ce n’est point à la tête du troisième volume de l’Encyclopédie, mais à la tête du septième que se trouve l’éloge de Dumarsais.

Page 8. Je crois cette digression déplacée pour plusieurs raisons : 1°. Parce que les secours dont il s’agit, si je suis bien instruit, ont été très modiques, et si je ne me trompe, pour une seule personne, et de plus accordés de mauvaise grâce et en déclarant qu’on n’aime point les gens de lettres ni les philosophes ; c’est en effet ce qu’on a prouvé en plus d’une occasion ; 2°. parce que je crois qu’un homme en place, qui aide les gens de lettres du bien de l’État, pense et agit plus noblement pour elles et pour l’État, que celui qui leur donne des secours de son propre bien, surtout s’ils sont donnés comme je viens de le dire ; 3°. parce que je crains que ces éloges, donnés dès le commencement d’un dictionnaire dans un article qui ne les amène pas, et à propos de la voyelle a, ne paraissent de l’adulation, et ne préviennent le lecteur contre un ouvrage d’ailleurs excellent.

Page 9. Les remarques sur l’orthographe de français sont très justes ; mais on ferait peut-être bien d’ajouter que français ne représente guère mieux la prononciation, et qu’on devrait écrire francès comme procès. C’est un autre abus de notre écriture que cet emploi d’ai pour e.

Page 12. Les hiatus sont sans doute un défaut en général ; mais, 1°. il y a des hiatus à chaque moment au milieu des mots, et ces hiatus ne choquent point ; croit-on qu’ilia, intestins, soit plus choquant qu’il y a dans notre langue ? 2°. Ne devrait-on pas dire que c’est une puérilité, et souvent un défaut contraire à la simplicité et à la naïveté du style, que le soin minutieux d’éviter les hiatus dans la prose, comme le pratique l’abbé de La Bletterie ? Cicéron se moque, dans son Orator, de l’historien Théopompe, qui s’était trop occupé de ce soin ridicule. Il me semble qu’au mot hiatus ou bâillement, on pourrait faire à ce sujet un article plein de goût. 3°. Notre poésie même me paraît ridicule sur ce point ; on rejette, j’ai vu mon père immolé à mes jeux, et on admet, j’ai vu ma mère immolée à mes yeux, quoique l’hiatus du second vers soit beaucoup plus ridicule. 4°. Il a Antoine en aversion, n’est point proprement le concours de deux a ; parce que an est une voyelle nasale très différente de a. 5°. Pourquoi est-ce un défaut qu’un verbe ne soit qu’une seule lettre ; qu’importe qu’on y emploie une seule lettre ou plusieurs ? le seul défaut, c’est l’identité de la préposition à et du verbe a.

Page 13. Vers la fin ne faut-il pas dire vous voyez très rarement dans Virgile une voyelle suivie du mot commençant par la même voyelle ; car rien n’est plus commun, ce me semble, dans Virgile et dans tous les poètes qu’une rencontre de deux voyelles différentes. D’ailleurs, il y a, ce me semble, dans Virgile, et assez fréquemment, des élisions encore plus rudes que arma amens ; comme multùm ille et terris, etc., et mille autres semblables. Voilà bien du bavardage dont j’aurais pu me dispenser, en songeant au proverbe ne sus Minervam. L’auteur devrait bien consoler mon imbécillité (qui dure toujours), en m’envoyant la suite de l’ouvrage, si elle lui tombe entre les mains. J’embrasse de tout mon cœur mon illustre et respectable confrère, et je lui fais mon compliment sur le succès de Sirven, dont l’humanité lui est uniquement redevable. J’ai reçu, il y a quelque temps, par l’abbé Audra lui-même, l’Histoire générale abrégée, et je lui en ai écrit une lettre de remerciements, de félicitation et d’encouragement.