Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/076

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 160-162).


Paris, 4 mai 1767.


Gens inimica mihi Tyrrhenum navigat æquor,
Ilium in Italiam portans victosque penates.


Voilà, mon cher et illustre philosophe, ce que disait l’autre jour des jésuites d’Espagne un abbé italien qui, comme vous voyez, les aime tendrement, attendu qu’ils ont empêché son oncle d’être cardinal. Et vous, mon cher maître, que dites-vous de cette singulière aventure ? ne pensez-vous pas que la Société se précipite vers sa ruine ? ne pensez-vous pas qu’elle travaille depuis longtemps à mériter ce qui lui arrive aujourd’hui, et qu’elle recueille ce qu’elle a semé ? Mais croyez-vous tout ce qu’on dit à ce sujet ? croyez-vous à la lettre de M. d’Ossun, lue en plein conseil, et qui marque que les jésuites avaient formé le complot d’assassiner, le jeudi-saint, bon jour bonne œuvre, le roi d’Espagne et toute la famille royale ? ne croyez-vous pas comme moi qu’ils sont bien assez méchants, mais non pas assez fous pour cela ? et ne désirez-vous pas que cette nouvelle soit tirée au clair ? Mais que dites-vous de l’édit du roi d’Espagne qui les chasse si brusquement ? persuadé comme moi qu’il a eu pour cela de très bonnes raisons, ne pensez-vous pas qu’il aurait bien fait de les dire et de ne les pas renfermer dans son cœur royal ? ne pensez-vous pas qu’on devrait permettre aux jésuites de se justifier, surtout quand on doit être sûr qu’ils ne le peuvent pas ? ne pensez-vous point encore qu’il serait très injuste de les faire tous mourir de faim, si un seul frère coupe-chou s’avise d’écrire bien ou mal en leur faveur ? Que dites-vous aussi des compliments que fait le roi d’Espagne à tous les autres moines, prêtres, curés, vicaires et sacristains de ses États, qui ne sont, à ce que je crois, moins dangereux que les jésuites, que parce qu’ils sont plus plats et plus vils ? enfin ne vous semble-t-il pas qu’on pouvait faire avec plus de raison une chose si raisonnable ? Le cœur royal me fait souvenir de la surprise impériale d’un certain rescrit de l’empereur de la Chine. Ma surprise de tout ce qui arrive, et de la manière dont il arrive, n’est ni royale ni impériale, mais n’en est ni moins grande ni moins fondée. Après tout, il faut attendre la fin.

Soyez sûr que c’est à M. Hume, et point à d’autres, que Rousseau est redevable de sa pension. Soyez sûr qu’il s’en doute bien lui-même ; mais il ne veut pas paraître le savoir, et son cœur reconnaissant en sera plus à son aise. La Sorbonne vient de faire imprimer trente-sept propositions extraites du livre de Marmontel, et qu’elle se propose de qualifier dans un gros volume qu’elle donnera quand il plaira à Dieu. Cet extrait va d’avance la couvrir d’opprobre. Voici une des propositions par où vous pourrez juger des autres : La vérité brille de sa propre lumière, et on n’éclaire pas les esprits avec la flamme des bûchers. Que dites-vous de cette impudente et odieuse canaille ? On dit que vous allez demeurer à Lyon ; permettez-moi de vous demander, par le tendre intérêt que je prends à vous, si vous y avez bien pensé. N’est-ce pas vous mettre à la merci d’une race d’hommes aussi méchante que les jésuites, plus puissante et plus dangereuse et plus déterminée à chercher les moyens de vous nuire ? Pourquoi quittez-vous le ressort du parlement de Bourgogne dont vous avez lieu d’être content ? Adieu, mon cher maître, le papier m’oblige de finir, je vous embrasse de tout mon cœur.

P. S. M. le chevalier de Rochefort, que je viens de voir, et qui, par parenthèse, vous aime à la folie, est inquiet de deux paquets qu’il vous a envoyés contre-signés vice-chancelier, et dont vous ne lui avez point accusé la réception. Il me charge de vous faire mille compliments. M. de Chabanon part mercredi pour vous aller voir ; je lui envie bien le plaisir qu’il aura. Je me flatte au moins qu’il vous dira combien je vous aime, et combien j’ai de plaisir à lui parler de vous. Il vous apporte une tragédie dont je crois que vous serez content, supposé pourtant que je n’aie point été séduit par la lecture que je lui en ai entendu faire, car il est impossible de mieux lire. Je viens d’apprendre que l’arrêt du parlement qui renvoie les évêques chez eux, vient d’être cassé par un arrêt du conseil. Les jansénistes, qui, comme vous savez, sont fort plaisants, ne manqueront pas de dire que le roi vient d’ordonner aux évêques de ne point résider. Cette aventure fera sans doute dire et faire bien des sottises aux imbéciles et aux fanatiques des deux partis. Vous ne voulez donc pas m’envoyer cette petite figure que je vous demande depuis tant de temps avec tant d’instance. Est-ce que l’original ne m’en croit pas digne, ou bien est-ce qu’il ne m’aime plus ? J’aurais bien envie de le quereller aussi sur ce que je ne reçois jamais de lui rien de ce qu’il pourrait m’envoyer, ni l’anecdote sur Bélisaire, de son ami l’abbé Mauduit, ni les Honnêtetés littéraires que je n’ai pas encore lues, ni la Lettre à Élie de Beaumont, ni le Poème sur la belle guerre de Genève aussi intéressante que celle de nos pédants en robe et en soutane. Dites à l’auteur de toutes ces pièces qu’il a tort d’oublier ainsi ses amis.