Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/069

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 150-152).


Paris, 23 juin 1766.


Je savais bien, mon cher et illustre maître, que le nommé Vernet, au cou tord ou tors, avait publié incognito des lettres contre vous, contre moi et contre bien d’autres ; mais j’ignorais qu’il voulût les ressusciter ; elles étaient si bien mortes ou plutôt elles étaient mortes-nées. Quoi qu’il en soit, j’aurai soin de ce jésuite presbytérien, et je ne manquerai pas de lui dire un mot d’honnêteté à la première occasion ; mais un mot seulement, parce qu’il n’en mérite pas davantage, et que je ne veux pas tout-à-fait demeurer en reste avec un honnête prêtre comme lui : Ne prorsùs insalutatum dimittam.

À propos de latin, quoique cela ne vienne pas à ce que nous, disons, dites-moi, je vous prie (j’ai besoin de le savoir et pour cause), si c’est vous, comme je le crois, qui avez fait les deux vers latins qui sont à la tête de votre Dissertation sur le Feu, et si le second est cuncta fovet ou cuncta parit ?

J’ai actuellement entre les mains le livre de Fréret, ou si vous le voulez, d’un capitaine au régiment du roi, ou de qui il vous plaira. Si ce capitaine était au service de notre saint-père le pape, je doute qu’il le fît cardinal, à moins que ce ne fût pour l’engager à se taire ; car ce capitaine est un vrai cosaque qui brûle et qui dévaste tout. C’est dommage que l’assemblée du clergé finisse, elle aurait beau jeu pour demander que le capitaine Fréret fût mis au conseil de guerre, pour être ensuite livré au bras séculier, et traité suivant la douceur des ordonnances de notre mère sainte Église.

Quoi qu’il en soit, ce livre est, à mon avis, un des plus diaboliques qui aient encore paru sur ce sacré sujet, parce qu’il est savant, clair et bien raisonné. On dit qu’il y a un curé de village d’auprès de Besançon qui y avait fait une réponse ; mais que, toutes réflexions faites, on l’a prié de la supprimer, parce que la défense était beaucoup plus faible que l’attaque.

Le bâillon de Lalli a révolté jusqu’à la populace, et l’énoncé de l’arrêt a paru bien absurde à tous ceux qui savent lire. Je suis persuadé comme vous que Lalli n’était point traître, car l’arrêt n’aurait pas manqué de le dire, et trahir les intérêts du roi ne signifie rien, puisque c’est trahir les intérêts du roi que de frauder quelques sous d’entrée, ce qui, à mon avis, ne mérite pas la corde. Je crois bien que ce Lalli était un homme odieux, un méchant homme, si vous voulez, qui méritait d’être tué par tout le monde, excepté par le bourreau. Les voleurs du Canada étaient bien plus dignes de la hart ; mais ils avaient des parents premiers commis, et Lalli n’avait pour parents que des prêtres irlandais, à qui il ne reste d’autres consolations que de dire force messes pour lui. Quoi qu’il en soit, qu’il repose en paix, et que ses respectables juges nous y laissent !

Je n’ai point vu l’actrice nouvelle par qui on prétend que mademoiselle Clairon sera remplacée ; mais j’entends dire qu’elle a en effet beaucoup de talent, d’âme et d’intelligence ; qu’elle n’a que des défauts qui se perdent aisément, mais qu’elle a toutes les qualités qui ne s’acquièrent point. Pour mademoiselle Clairon, elle a absolument quitté le théâtre, et a très bien fait : il faut en ce monde-ci avoir le moins de tyrans qu’il est possible, et il ne faut pas rester dans un état que tout concourt à avilir. Elle a pourtant joué, dans une maison particulière, le rôle d’Ariane, pour le prince de Brunswick, qui en a été enchanté. Ce prince de Brunswick a été ici fort goûté et fort fêté de tout le monde, et il le mérite. Il y a un gros prince de Deux-Ponts qui a commandé, dans la dernière guerre, l’armée de l’Empire, et qui durant la paix protège Fréron et autres canailles.

Ledit prince trouve très mauvais qu’on accueille le prince de Brunswick, et qu’on ne le regarde pas, lui gros et grand seigneur, héritier de deux électorats, et surtout, comme vous voyez, amateur des gens de mérite ; c’est que par malheur le prince de Brunswick a de la gloire, et que le gros prince de Deux-Ponts n’en a point.

Oui, j’ai lu, dans son temps, la prédication de l’abbé Coyer, et je crois qu’après la prédication même, c’est un des livres les plus inutiles qui aient été faits.

Je crois aussi que la préface de l’Histoire de l’Église est de votre ancien disciple ; il y a des erreurs de fait, mais le fond est bon. Quant à l’ouvrage, il est maigre, mais il est aisé de lui donner de l’embonpoint dans une seconde édition ; et c’est un corps de bon tempérament qui ne demande qu’à devenir gros et gras. Je présume qu’il le deviendra ; la carcasse est faite, il n’y a plus qu’à la couvrir de chair. Dans ces sortes d’ouvrages, c’est beaucoup que d’avoir le cadre, et un nom tel que celui-là à mettre au bas, parce qu’on n’ose pas brûler, à peine de ridicule, les cadres qui portent des noms pareils.

Adieu, mon cher et illustre maître ; vous devez avoir vu l’abbé Morellet ou Mords-les, qui sûrement ne vous aura point mordu, et que vous aurez bien caressé comme il le mérite. Vous avez vu aussi M. le chevalier de Rochefort, qui est un galant homme, et qui m’a paru aussi enchanté de la réception que vous lui avez faite, qu’il l’est peu du séjour de Versailles et de la société des courtisans. Iterum vale. Je vous embrasse de tout mon cœur.

Réponse, je vous prie, sur les deux vers latins ; j’en suis un peu pressé. J’oubliais de vous dire que mademoiselle Clairon a déjà rendu le pain bénit ; voilà ce que c’est que de quitter le théâtre.