Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/052

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 128-130).


Paris, 29 août, ou auguste, ou sextile 1764, comme il vous plaira.


Vous recevrez, mon cher et illustre maître, presque en même temps et peut-être en même temps que cette lettre, par le canal du frère Damilaville, un ouvrage intitulé : Sur le sort de la poésie en ce siècle philosophe, avec d’autres pièces de littérature et de poésie, dont je recommande l’auteur à vos bontés. C’est un de mes amis nommé Chabanon, de l’Académie des belles-lettres, qui est digne par ses talents et son caractère de vous intéresser. Je crois que vous serez content et de l’ouvrage et de la lettre qu’il y a jointe, et je compte assez sur votre amitié pour moi, pour espérer que vous voudrez bien l’étendre jusqu’à lui.

Parlons un peu à présent de nos affaires. J’ai lu, par une grâce spéciale de la Providence, ce dictionnaire de Satan dont vous me parlez. Si j’avais des connaissances à l’imprimerie de Belzébuth, je le prierais de m’en procurer un exemplaire, car cette lecture m’a fait un plaisir de tous les diables. Vous, mon cher philosophe, qui êtes assez bien dans ce pays-là, à ce que m’a dit frère Berthier, ne pourriez-vous pas me rendre ce petit service ? Je vous avoue que je serais bien charmé de pouvoir digérer un peu à mon aise ce que j’ai été obligé d’avaler gloutonnement, en mettant, comme ou dit, les morceaux en double. Assurément, si l’auteur va jamais dans les États de celui qui a fait imprimer cet ouvrage infernal, il sera au moins son premier ministre ; personne ne lui a rendu des services plus importants ; et il est vrai qu’il ne faut pas dire à celui-là, ni tu dors, Brutus, ni tu dors, Brute.

À propos de Brute, savez-vous que Simon Le Franc est à Paris ? Il est vrai que c’est bien incognito, et qu’il n’y tient pas de table de vingt-six couverts. Je l’aperçus l’autre jour à l’enterrement du pauvre M. d’Argenson, où il était comme parent, et moi comme homme de lettres. Il ne fit pas semblant de me voir, ni moi lui. Quelqu’un qui l’avait vu arriver, me dit qu’il était entré avec un air d’embarras que tout son fanatisme orgueilleux et impudent ne pouvait cacher :

Honteux comme un renard qu’une poule aurait pris,
Serrant la queue, et portant bas l’oreille.

Il aurait peut-être eu le plaisir d’aller aussi à mon enterrement, si mon estomac avait continué à se dispenser de la digestion. Des amis, qui ne croient pas à la médecine plus que vous et moi, m’avaient conseillé et forcé, malgré ma répugnance, de voir un médecin, à peu près comme ils m’auraient conseillé de voir un confesseur. Les remèdes que j’ai faits n’ont servi qu’à empirer mon état ; et je ne me trouve mieux que depuis que j’ai envoyé paître les remèdes et la médecine qui est bien la plus ridicule chose, à mon avis, que les hommes aient inventée ; à moins que vous ne vouliez mettre devant la théologie, qui en effet est bien digne de la première place dans le catalogue des impertinences humaines. Pour tout remède à mon estomac, je me suis prescrit un régime dont je me trouve très bien et que je suivrai très fidèlement ; et je compte qu’avant un mois mes entrailles rentreront dans l’ordre accoutumé.

Je doute fort qu’il en soit de même pour les jésuites, quoique plusieurs parlements aient jugé à propos de les conserver sous le masque et d’enfermer ainsi le loup dans la bergerie.

Nosseigneurs de la classe de Paris ont prétendu être essentiellement et uniquement la cour des pairs. Nosseigneurs des autres classes en ont mis leur bonnet de travers ; et en conséquence, parce qu’ils n’ont pu faire rouer le duc de Fitz-James, frère d’un évêque janséniste, leur bon ami, ils laissent au milieu de nous ces hommes qu’ils ont déclarés empoisonneurs publics, assassins, cartouchiens, sodomites, etc. Il y a bien à tout cela de quoi rire un peu de l’esprit conséquent qui dirige toutes les démarches de ces messieurs, et de l’esprit patriotique qui les anime.

J’ai reçu une belle et grande lettre de votre ancien disciple, pleine d’une très saine et très utile philosophie. C’est bien dommage que ce prince philosophe ne soit pas, comme autrefois, le meilleur ami du plus aimable et du plus utile de tous les philosophes de nos jours. Que ne donnerais-je point pour que cela fût !

J’oubliais vraiment un article de votre dernière lettre qui mérite bien réponse. Si vous êtes amoureux, dites-vous, restez à Paris. À propos de quoi me supposez-vous l’amour en tête ? Je n’ai pas ce bonheur ou ce malheur-là ; et mes entrailles sont d’ailleurs trop faibles pour avoir besoin d’être émues par autre chose que par un dîner qui leur donne assez d’occupation pour qu’elles n’en cherchent point ailleurs. J’imagine bien qui peut vous avoir écrit cette impertinence, et à propos de quoi ; mais il vaut mieux qu’on vous écrive que je suis amoureux, que si on vous mandait des faussetés plus atroces dont on est bien capable. On n’a voulu que me rendre ridicule, et ce ridicule-là ne me fait pas grand mal. Je craindrais bien plus le ridicule de ne pas digérer un peu et rire beaucoup, voilà à quoi je borne mes prétentions.

Mes amours prétendus me rappellent une chose charmante que j’ai lue sur l’amour-propre dans ce dictionnaire du diable ; que l’amour-propre ressemble à l’instrument de la génération qui nous est nécessaire, qui nous fait plaisir, mais qu’il faut cacher. Cette comparaison est aussi charmante que juste. L’auteur aurait pu ajouter qu’il y a cette seule différence entre l’instrument physique et le moral, que le priapisme est l’état naturel et perpétuel du second, et que dans l’autre c’est une maladie dont frère Thiriot aurait pu nous donner autrefois des nouvelles, mais dont par malheur il est bien guéri. Adieu, mon cher philosophe et mon illustre maître.