Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/051

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 126-128).


Paris, 9 juillet 1764.


Si vous aviez l’honneur, mon cher et illustre maître, d’être Simon Le Franc, je vous dirais comme défunt le Christ à défunt Simon Pierre, Simon, dormis ? Il y a un siècle que je n’ai entendu parler de vous. Je sais que vous êtes très occupé et même à une besogne très édifiante ; mais laissez là le Talmud un moment pour me dire que vous m’aimez toujours, et après cela je vous laisserai en liberté reprendre Moïse et Esdras au cul et aux chausses. Votre long silence m’a fait craindre un moment que vous ne fussiez mécontent de la liberté avec laquelle je vous ai dit mon avis sur le Corneille, comme vous me l’aviez demandé ; cependant, réflexions faites, cet avis ne peut vous blesser, puisqu’il se réduit à dire que vous n’avez pas fait assez de révérences, en donnant des croquignoles, et que vous auriez dû multiplier les croquignoles et les révérences. À propos de croquignoles, vous venez d’en donner une assez bien conditionnée à maître Aliboron et à l’honnête homme qui, comme vous le dites très plaisamment, lui fait sa litière. Il est vrai que vous l’aviez belle et qu’on ne peut pas présenter son nez de meilleur grâce. Cette croquignole était d’autant plus nécessaire, que maître Aliboron, à ce qu’on m’a assuré, répandait sourdement que vous lui aviez fait faire des propositions de paix. J’ai prétendu que, si vous lui en aviez fait, c’était apparemment comme Sganarelle en fait à sa femme après l’avoir bien battue. En attendant, maître Aliboron est allé faire les délices de la cour de Deux-Ponts, et il a laissé ses feuilles à fabriquer, pendant son absence, à quelques sous-marauds qui sont à sa solde ; on prétend même qu’il va les quitter tout-à-fait pour être bailli ou maître d’école dans quelque village d’Allemagne. Ou assure aussi que le duc de Deux-Ponts, son digne ami et protecteur, qui a joué un rôle si brillant dans la dernière guerre à la tête des troupes de l’Empire, doit l’emmener à la cour de Manheim qui se prépare à le fêter beaucoup, et qui apparemment a oublié l’honneur que vous avez fait, il y a quelques années, au maître de la maison.

Ce sont, je crois, de plates gens que tous ces petits principiaux d’Allemagne, et je me souviens que quand le roi de Prusse me demanda si, en retournant en France, je m’arrêterais dans toutes ces petites cours borgnes, je lui répondis que non, parce que quand on vient de voir Dieu, on ne se soucie guère de voir S. Crépin.

Savez-vous que je viens de recevoir de l’impératrice de Russie une lettre qui devrait être imprimée et affichée dans la salle du conseil de tous les princes ? elle me dit ces propres paroles : On devrait faire dans tout gouvernement éclairé une loi qui défende aux citoyens de s’entre-persécuter, de quelque façon que ce soit… Les guerres de plumes qui, en décourageant les talents, détruisent le repos des citoyens sous le misérable prétexte de quelque différence d’opinion, sont aussi détestables que minutieuses...... Vous me dites, ajoute-t-elle, que le Nord donne des leçons au Midi : mais d’où vient donc que vous autres peuples du Midi, passez pour si éclairés, si les règles les plus naturelles et les plus simples n’ont pas encore pris racine chez vous ? ou est-ce qu’à force de raffinement elles vous ont échappé ? Comme elle vient de réunir au domaine de la couronne tous les biens du clergé, elle ajoute très plaisamment : Chez nous on respecte trop le spirituel pour le mêler au temporel, et celui-ci se prête à soulager l’autre des vanités qui lui sont étrangères. Avouez, mon cher philosophe, que tous les princes et princesses, sans en excepter le duc de Deux-Ponts, ne sont pas aussi avancés ; mais, comme dit très-bien la sainte Écriture, l’esprit souffle ou il veut. Je ne sais de quel côté le vent va souffler pour la philosophie. Voilà déjà des parlements qui concluent à garder les jésuites, j’ai bien peur que ce ne soit enterrer le feu sous la cendre. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble, à en juger par bien de petites circonstances, que depuis la mort d’une certaine dame, qui n’aimait pourtant pas les philosophes, le parti jésuitique commence à revirer tant soit peu de bord, à la vérité insensiblement, et comme le père Canaye, par un mouvement de fesse imperceptible. Si ce mouvement de fesse allait en s’accélérant comme la chute des graves, la pauvre philosophie se trouverait une seconde fois dans le margouillis dont Dieu et vous la vouliez préserver. En attendant, il faut qu’elle se tienne à la fenêtre, pour voir la fin de tout ceci, sans pourtant se refuser le plaisir de jeter de temps en temps quelques pétards aux passants qui lui déplairont, lorsqu’elle n’aura point à craindre que cette miévreté la fasse mettre à l’amende. À propos, on m’a prêté cet ouvrage attribué à Saint-Evremont, et qu’on dit de du Marsais, dont vous m’avez parlé il y a longtemps : cela est bon, mais le testament de Meslier, par extrait, vaut encore mieux. On m’a parlé aussi d’un dictionnaire (le Dictionnaire philosophique) où beaucoup d’honnêtes fripons ont rudement sur les oreilles ; je voudrais bien qu’il me fût possible d’en avoir un exemplaire. Si vous connaissiez l’auteur, vous devriez bien lui dire de m’en faire tenir un par quelque voie sûre ; il peut être persuadé que j’en ferai bon usage. Eh bien ! voilà pourtant les Calas qui vraisemblablement gagneront tout-à-fait leur procès, et tout cela grâce à vous. Messieurs les pénitents blancs devraient bien rougir d’être si noirs. Adieu, mon cher philosophe ; vous ne me parlez jamais de madame Denis ? est-ce qu’elle m’a entièrement oublié ? Je voudrais bien vous aller embrasser, mais j’ai un estomac qui me joue d’aussi mauvais tours que si je l’obligeais à digérer tout ce qui se fait et tout ce qui se dit en France.