Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/047

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 119-122).


Paris, 22 février 1764.


Je crains, mon cher et illustre maître, que votre frère et disciple Protagoras ne vous ait contristé par ce que vous appelez ses cruelles critiques. Quoique vous m’assuriez que mes lettres vous divertissent, je suis encore plus pressé de vous consoler que de vous réjouir. Je vous prie donc de regarder mes réflexions comme des enfants perdus que j’ai jetés en avant sans m’embarrasser de ce qu’ils deviendraient, et surtout d’être persuadé que ces enfants perdus n’ont été montrés qu’à vous, pour en faire tout ce qu’il vous plaira, et leur donner même les étrivières s’ils vous déplaisent. Permettez-moi cependant, toujours sous les mêmes conditions, d’ajouter deux ou trois réflexions, bonnes ou mauvaises, à celles que je vous ai déjà faites. Les Juifs, cette canaille bête et féroce, n’attendaient que des récompenses temporelles, les seules qui leur fussent promises : il ne leur était défendu ni de croire, ni d’attaquer l’immortalité de l’âme, dont leur charmante loi ne leur parlait pas. Cette immortalité était donc une simple opinion d’école, sur laquelle leurs docteurs étaient libres de se partager, comme nos vénérables théologiens se partagent en scotistes, thomistes, mallebranchistes, descartistes, et autres rêveurs et bavards en istes. Direz-vous pour cela que ces messieurs sont tolérants, eux qui jetteraient si volontiers dans le même feu calvinistes, anabaptistes, piétistes, spinosistes, et surtout philosophes, comme les Juifs auraient jeté Philistins, Jébuséens, Amorrhéens, Cananéens, etc., dans un beau feu que les Pharisiens auraient allumé d’un côté, et les Saducéens de l’autre ? Juifs et chrétiens, rabbins et sorbonnistes, tous ces polissons consentent à se partager entre eux sur quelques sottises ; mais tous crient de concert haro sur le premier qui osera se moquer des sottises sur lesquelles ils s’accordent. C’est une impiété de ne pas convenir avec eux que Dieu est habillé de rouge, mais ils disputent entre eux si les bas sont de la couleur de l’habit.

J’ai bien peur, ainsi que vous, mon cher et illustre confrère, qu’on ne puisse faire un traité solide de la tolérance, sans inspirer un peu cette indifférence fatale qui en est la base la plus solide. Comment voulez-vous persuader à un honnête chrétien de laisser damner tranquillement son cher frère ? Mais, d’un autre côté, c’est tirer la charrue en arrière, que de dire le moindre mot d’indifférence à des fanatiques qu’on voudrait rendre tolérants. Ce sont des enfants méchants et robustes qu’il ne faut pas obstiner, et ce n’est pas le moyen de les gagner que de leur dire : Mes chers amis, ce n’est pas le tout que d’être absurde, il faut encore n’être pas atroce. La matière est donc bien délicate, et d’autant plus que tous les prédicateurs de la tolérance, parmi lesquels je connais même quelques honnêtes prêtres, quelques évêques qui ne les désavouent pas, sont véhémentement suspectés, comme disent nosseigneurs du parlement, et plusieurs atteints et convaincus de cette maudite indifférence si raisonnable et si pernicieuse. Mon avis serait donc de faire à ces pauvres chrétiens beaucoup de politesses, de leur dire qu’ils ont raison, que ce qu’ils croient et ce qu’ils prêchent est clair comme le jour, qu’il est impossible que tout le monde ne finisse par penser comme eux ; mais qu’attendu la vanité et l’opiniâtreté humaine, il est bon de permettre à chacun de penser ce qu’il voudra, et qu’ils auront bientôt le plaisir de voir tout le monde de leur avis ; qu’à la vérité il s’en damnera bien quelques-uns en chemin jusqu’au moment marqué par Dieu le père pour cette conviction et réunion universelle, mais qu’il faut sacrifier quelques passagers pour amener tout le reste à bon port.

Voilà, mon cher et grand philosophe, sauf votre meilleur avis, comment je voudrais plaider notre cause commune. Je travaille en mon petit particulier, et selon mon petit esprit (pro mentula mea, comme disait un savant et humble capucin), à donner de la considération au petit troupeau. Je viens de faire entrer dans l’académie de Berlin Helvétius et le chevalier de Jaucourt. J’ai écrit à votre ancien disciple les raisons qui me le faisaient désirer, et la chose a été faite sur-le-champ ; car cet ancien disciple est plus tolérant et plus indifférent que jamais. Je voudrais seulement qu’il prît le temple de Jérusalem un peu plus à cœur.

J’ai lu et je sais par cœur Macare et Thélème ; cela est charmant, plein de philosophie, de justesse, et conté à ravir. On nous dira comme M. Thibaudois : Conte-moi un peu, conte ; et je veux que tu me contes, etc. C’est bien dommage que vous vous soyez avisé si tard de ce genre dans lequel vous réussissez à ravir comme dans tant d’autres. Ce n’est pourtant pas que je n’aie entendu faire de belles critiques de ce charmant ouvrage, à des gens qui à la vérité sont un peu difficiles, excepté sur les feuilles de Fréron. Ce sont pourtant des gens que vous louez (la marquise du Deffant), que vous croyez de vos amis, à qui vous écrivez, et même en prose et en vers : je vous laisse à deviner ; mais si vous devinez juste, ne me trahissez pas, et faites-en seulement votre profit.

À propos de lettres, vous en avez écrit une charmante au prince Louis qui en est ravi ; il la montre à tout le monde ; et en vérité il mérite ce que vous lui dites, par la manière dont il se conduit avec les gens de lettres.

Nosseigneurs du parlement travaillent à force leurs grosses et pesantes remontrances sur le mandement de l’archevêque de Paris en faveur des jésuites : cela est bien long, et surtout bien important. On prétend pourtant que l’effet de ces remontrances sera d’expulser les frères jésuites de Versailles, et peut-être du royaume : je leur souhaite à tous un bon voyage. Leur ami Caveirac, auteur de l’Apologie de la Saint-Barthélemi, a fait en leur faveur un ouvrage forcené qui a pour titre : Il est temps de parler ; je crois qu’on y répondra par : Il est temps de partir. Notez que ce Caveirac, qui écrit pour de l’argent, a autrefois fait des factums contre le P. Girard en faveur de La Cadière : ainsi sont faits ces marauds-là.

Adieu, mon cher maître. Vous me conseillez de rire, j’y fais de mon mieux, et je vous assure que j’ai bien de quoi. Je ne sais de quel côté le vent tournera pour l’auteur des Quatre Saisons ; mais si son ambition se borne à faire le saint chrême et à donner la confirmation, je le trouve bien modeste pour un cardinal philosophe. J’aimerais mieux qu’il donnât un soufflet au fanatisme en l’expulsant, qu’à ses diocésains en les confirmant. Adieu, encore une fois ; je vous embrasse et vous révère. Vous prétendez que mes lettres vous amusent ; je vous répondrai comme le feu médecin Dumoulin, grand fesse-mathieu de son métier : Mes enfants, disait-il à ses héritiers, vous n’aurez jamais autant de plaisir à dépenser l’argent que je vous laisse, que j’en ai eu à l’amasser.